mardi 6 décembre 2011

Nouvelle économie

En arrivant au chantier pour la réunion hebdomadaire, il y régnait un silence inattendu. Le seul bruit que j’entendais était la voix d’Alex, l’ingénieur responsable du chantier, qui courait par-ci et par-là en hurlant dans son portable.
On venait juste de commencer à respirer l’air libre enfin, après plus d’un an de travaux en sous-sol. La belle structure métallique commençait à s’ériger vers le ciel, et on savait qu’il fallait faire vite pour pouvoir terminer le bâtiment avant la récession qui s’annonçait, et pour pouvoir le vendre ou le louer à une banque quelconque.
Alex m’a fait savoir que pendant le week-end tous les ouvriers étaient partis, avaient décampés, disparus. Il y en avait presque une centaine, tous venus de la Roumanie.
Il n’avait pas besoin d’expliquer, c’était, et ça l’est encore, un fait assez commun. Les journaux publiaient régulièrement des histoires sordides sur les conditions de vie des travailleurs étrangers en Israël : les Juifs ne travaillaient plus dans la construction depuis la guerre de 1967 ; le début des attaques suicides au milieu des années 90 et la répétition des blocus et des couvre-feux dans les territoires occupés, allaient mettre fin à la participation des Palestiniens dans la construction de l’état Hébreu. Le marché du travail commençait à dépendre de plus en plus de l’importation de main-d’œuvre étrangère. C’était, comme on disait à l’époque, le processus de paix, la globalisation, le nouveau Moyen-Orient, la nouvelle économie. Et avec les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, le trafic des travailleurs étrangers était devenu une des activités les plus payantes de cette nouvelle économie, alimentant non seulement le bâtiment et le transport aérien mais aussi maints secteurs intermédiaires. Triés par sexe et profession, groupés par pays d’origine, séparés de leurs familles, logés dans des baraquements mal isolés aux bords des autoroutes, enchaînés par des contrats à sens unique, privés de leurs passeports et pièces d’identités, et assez souvent mal traités, mal payés ou même pas payés du tout, ces travailleurs, désignés plus tard par l’euphémisme «immigrés de travail» se situaient au plus bas du nouveau système de classe que l’on était en train de construire.
Je contemplais le chantier désert. Ces gens-là, ils étaient le moyen de production de cette architecture, de mon architecture. Je n’avais aucun doute qu’ils avaient été mal traités, qu’on l’avait sûrement mérité, que c’était bien fait pour nous, d’avoir nos ouvriers dispersés dans la nature.
« C’est bien fait pour vous ! » j’ai dit à Yoni, le jeune dynamique project manager qui venait de sortir de son nouveau quatre-quatre, son portable collé à l’oreille.
« T’en fais pas, » il m’a répondu allégrement après avoir terminé sa conversation, « C’est couvert par l’assurance, et de tout façon ils sont nuls, ces Roumains. Je t’ai envoyé cent cinquante Chinois. Le Jumbo vient de décoller de Pékin.»