mardi 6 décembre 2011

Le contrat de Fauzi (2002)

Après le jeûne de Yom Kippour il régnait une atmosphère de guerre civile. La manifestation qui est partie du quartier Hatikva a tourné à l'émeute et une autre parade partie de Bat Yam a menacé de se refermer sur Jaffa en tenaille. Jaffa était encore enfumée par la première semaine d'Intifada d'Al Aqsa. Depuis que la police avait fermé toutes les possibilités d’approches de Jaffa, les émeutiers déviaient dans la direction du quartier Shapira, dont la population arabe était principalement composée de collaborateurs qui avaient été logés dans des appartements loués par le ministère de la Défense. Les émeutiers emplissaient les rues et les pierres pleuvaient sur toutes les maisons soupçonnées d'avoir des locataires arabes. Se fut un miracle que personne n'ait été blessé. Quand nous sommes arrivés avec le camion le lendemain, le quartier semblait avoir vécu un pogrom.

Le dimanche après la tempête du samedi de Yom Kippour, début d'Octobre 2000, le mois des émeutes d’Al-Aqsa, ma femme, mon fils et moi avons emménagé dans une maison que j'avais construite pour nous dans le quartier de Shapira. Malgré le fait que sur le plan architectural, la maison avait de toute façon prévue d’être “inachevée”, elle était encore très loin d'être effectivement en cours de finition. La personne qui devait finir la maison était Fauzi, qui devait arriver avec Jamil, Izaat et Yussuf, tous de Khan Yunis. Jeudi, l'armée avait fermé les passages frontaliers de la Bande de Gaza et les travailleurs ont commencé le week-end sans recevoir leur salaire hebdomadaire. Le vendredi matin, Fauzi a appelé en disant qu'il espérait que tout serait fini dans un jour ou deux. Lorsque je l'ai appelé, dimanche, il m'a dit qu'il y avait eu des explosions toute la nuit et que les enfants étaient hystériques. Je lui ai dit de ne pas s'inquiéter au sujet du travail. Il était à lui. D’ici là, la chose la plus importante était de s'occuper de ses enfants. Nous avions convenu que je lui transférerais l'argent par virement bancaire. Ce fut la pire solution possible parce que l'Autorité palestinienne a prélevé 40% de chaque transfert, et de plus, une guerre avait commencé et personne ne savait si la banque israélienne serait en mesure de transférer l'argent.

Après nous être séparés des porteurs, j'ai sorti le chien se promener. J'ai rencontré Yaacov Giladi; j'ai ouvert la porte et il en a profité pour se glisser à l'intérieur afin d'apercevoir le nouveau voisin. En raison de son âge avancé (il avait plus de quatre-vingts ans ), nous nous sommes assis. Yaacov était venu en Israël de Salonique avec ses parents au début des années trente. Ils y avaient laissé une grande famille qui ont tous péri dans l'Holocauste. Au début, ils s'étaient installés dans le quartier Hatikva, mais ils ont très vite déménagé dans le quartier Shapira, où Yaacov avait passé toute sa vie et élevé sa famille. Avant la fondation de l'État, le quartier était une île isolée au cœur d'une zone de vergers arabes. Yaacov me raconta qu’un soir d'été 1942, il se promenait dans la rue, portant son fils aîné âgé d’un an dans ses bras. En passant par un terrain vague entre les maisons, il a entendu un coup de feu qui venait du verger voisin. En reportant son regard sur son enfant, il vit l’image d’horreur d’un énorme trou dans la tête du bébé. A présent, il regardait avec stupéfaction un point imaginaire sur la clôture arrière de ma cour et me dit que c’était l’endroit précis d'où la balle qui a tué son bébé a été tirée. "Peu importe", me dit-il, “beaucoup de temps est passé depuis. Nous pouvons nous consoler avec le fait que chaque fois, nous les poussons plus loin. Il suffit de penser qu'à une époque, votre mur était la frontière entre nous et les Arabes, qu'il y avait des Arabes d'ici jusqu'à la bande de Gaza. Et aujourd'hui, voyez où nous sommes et où ils sont ". Je regardai ma clôture et essayai d'imaginer la terre qui s'étendait au loin - Salame, Yazur, Abu Kabir, Jaffa, Gaza, Khan Yunis. De là vous pouvez continuer à Gibraltar. On peut imaginer que si ma maison avait été construite en 1942, peut-être que le fils de Yaacov Giladi serait en vie aujourd'hui. Mais, en fait, nous avons acheté le terrain un peu plus de cinquante ans plus tard, en 1995, environ une semaine avant l'assassinat de Rabin. Les terres étaient vierges, une partie du verger venait de Meir Getzel Shapira, un marchand de biens juif de Boston, qui l’acheta en 1924 d'un effendi d’Abu Kabir. Contrairement aux autres projets prestigieux de Shapira, plus tard connue sous le nom "Une certaine allée" et "Une allée anonyme", ce nouveau quartier a été peuplé de juifs ayant émigré en Israël en provenance des Balkans et de la mer Noire, ainsi que de travailleurs noirs venus construire la ville blanche. Shapira réduisit le verger et transforma l’espace en une sorte de schtetl : il divisa le terrain en petites rues bordées de petites parcelles de 250 mètres carrés, sur certaines il fit construire des cabanes couvertes de papier goudronné. Notre terrain était situé à la frontière sud du quartier et a été vendu à un porteur d'eau qui y a foré un puits, construit une petite cabane et vendait de l'eau aux résidents. Lorsque la guerre d'indépendance éclata en 1948, il fuya aux États-Unis. Plus tard, le puits étant sec, la parcelle a été vendue par sa fille, et après quelques autres transactions peu fructueuses, est arrivée entre nos mains. Nous avons commencé à construire le dernier mois d’Octobre du 20ème siècle.

Depuis la guerre de 1967, l'architecture israélienne a été une combinaison de création juive et de main-d’œuvre arabe. A l'échelle des entreprises, la majeure partie de la construction en Israël est effectuée par des entrepreneurs Palestiniens et des travailleurs Palestiniens, des deux côtés de la Ligne verte. Ma maison ne fait pas exception, d'autant plus que mon intention était de la construire à la moitié du prix du coût de construction moyen, à 500 $ le mètre, y compris la TVA. En tant qu'architecte, je savais d'avance que cette maison serait construite principalement par des Palestiniens et j'étais aussi très conscient de ce que cela signifiait: les architectes l'appellent la "tolérance". Cela ne fait pas référence à la valeur de la tolérance telle qu'elle apparaît généralement dans le discours politique ou public, mais à la mesure de la tolérance de l'architecte face à la différence entre le plan initial et le résultat, ainsi qu’à la marge d'erreur qu'il est prêt à accepter de l'artisan. Ainsi, par la force des choses quand une relation telle que celle d'employé-employeur, fournisseur-client et entrepreneur-architecte est ajoutée à celle de contrôleur-contrôlé et occupant-occupé, la ”tolérance” architecturale est chargées d’implications politiques. Je vois tout cela quand je regarde ma maison, parce que je vois les empreintes de tous les gens qui l'ont construite, la plupart des Palestiniens. Quand je regarde la maison, je vois leur travail, leurs efforts et leur labeur, et parfois leurs erreurs, leurs omissions et leurs actes de sabotage. La maison ayant de nombreuses pièces en béton et étant proprement construite, il ne fait aucun doute que la touche de Haider, l'entrepreneur, y est présente. Haider est un israélo-palestinien, professionnel et intelligent du village de Zalafa du Wadi Ara. Travailler avec lui nous a conduit à une amitié complexe. Je ne peux pas écrire à son sujet. Ensuite Abed est apparu, à la tête d'un groupe de plâtriers du village de Habla près de Kalkilya. Je l'ai choisi parce qu’en principe, nous nous étions fixés la règle “de choisir l'offre la moins chère" (parce que même un travail mal fait est mieux que rien), et l'offre d’Abed a été scandaleusement bon marché. Les travaux ont commencé du pied droit. Abed était un homme avec un œil non voyant, mais absolument fascinant. Il rêvait de construire une salle de mariage dans son village avec l'argent qu'il avait économisé de son travail pour les Juifs. Lorsque nous avons signé l'accord entre nous, je lui ai fièrement offert une copie de “Un lit d'étranger", un recueil de poésie de Mahmoud Darwich dans la traduction hébraïque de Mahmoud Hamza Rnaim, que ma femme avait publié à la même période. Abed ne connaissait pas l’œuvre du poète national palestinien (et donc la traduction en hébreu ne voulait pas dire grand chose pour lui), et à partir de là, ses autres défauts ont également commencé à se révéler. Il était capable de quitter ses ouvriers sur les divers chantiers dans toute la région de Tel Aviv et de voyager de l’un à l’autre en transports publics. Il n'était jamais là lorsque c’était nécessaire et ses ouvriers travaillaient terriblement mal : ils ont oublié de faire des trous d'évacuation et les lignes étaient toujours de travers. "On dirait, à cause du soleil", insistait-il. "On dirait que parce que tu ne le vois qu’avec un œil", je lui répliquais en me moquant de lui. Un de ses travailleurs, un barbu roux qui priait pendant des heures, a été arrêté à la maison un jour lors d’un raid surprise de la police, avec un permis de travail expiré. Par chance, au moment de son arrestation, la police a été brusquement appelée à un autre endroit. Ma relation avec Abed pris fin par une petite Intifada: ses ouvriers ont bloqué les drains dans la cour avec du béton et je suis resté avec NIS 1700 à payer. Quelques mois plus tard, j'ai rêvé une nuit qu’Israël était conquise par les Syriens et que le commandant de l'occupation des forces syrienne venait chez moi (gros, ressemblant à l'homme politique israélien Fouad Ben-Eliezer et le tabagisme king-size de cigarettes américaines). A côté de lui dans la jeep, j'ai vu Abed, qui me souriait avec son œil unique. Il était venu pour récupérer la dette.

Après le départ d’Abed, le groupe du camp de réfugiés de Khan Younis c’est formé: Jamil, qui faisait tout arriva le premier; après lui vint Yussuf, son frère aîné, qui a effectué les travaux les plus difficiles avec les cisailles et le marteau pneumatique, ce fut ensuite au tour d’Izaat d’arriver, il ressemblait à un poète et avait les tâches les plus simples, jeter les ordures, l'eau et la peinture, et enfin Fauzi est arrivé, il était responsable des finitions méticuleuses et des réparations artistiques. Fauzi fut le leader du groupe, non pas parce qu'il était le plus fort, mais parce qu'il était le plus gentil. En fait, il n'était pas patron, c’était une sorte de porte-parole, d'ambassadeur. Nous sommes immédiatement devenus amis.

Après que les travailleurs d’Abed ont bloqué mes drains, j'ai été obligé d'effectuer de nouveaux forages, dans des conditions de travail très difficiles. En fin de compte, j'ai réussi à trouver Oren, qui était le seul disponible avec un équipement approprié. Pendant le forage, nous nous sommes heurtés à un morceau de béton. J'ai appelé Yussuf. Yussuf a travaillé une heure avec le marteau pneumatique coincé dans le trou, avec la tête en bas et les jambes en haut, tandis que trois Juifs se tenaient au-dessus de lui - Oren l'homme du forage, Lior le plombier qui s'est porté volontaire pour donner des conseils, et moi-même. Bien que Yussuf ait été dans le trou, usant de toutes ses forces pour briser le morceau de béton, il aurait pu entendre Lior et Oren qui blaguaient de sa stupidité qui, selon eux, était ancrée dans le caractère de tous les Arabes. J'ai poliment objecté et je l’ai regretté. "Vous les Juifs ashkénazes vous ne comprenez rien", a déclaré Oren, un très beau yéménite. Je ne m'attendais pas une position plus conciliante de la part de Lior : son père, qui a également travaillé sur le site, m'a dit que dans sa jeunesse à Tripoli, en Libye, il avait vu le cadavre de son grand-père accroché sur une broche à la tête d'un défilé après un pogrom. "Même vos Chinois comprennent déjà mieux que vous», dit-il, et il demanda à Yu et Chin, les deux poseurs de céramique venus de l'académie de Pékin pour le collage de la céramique (ils avaient réussi à l'habituer à un mauvais hébreu et vivaient dans une masure arabe désertée à Abu Kabir ou comme ils l'appelaient : "Aku Babir"). Hochant la tête ils me surprirent avec leur récitation en hébreu basique: “Les Arabes stupides". Ils ont ri et ont donné une tape amicale à Jamil qui revenait de l'épicerie, Jamil, de son côté, se mit à rire aussi. Chaque fois qu'il voyait Yu, Chin, ou tout autre Chinois, il riait, mais seulement de leur apparence.

Un mois plus tard, en Juillet, un peu avant la réunion de Camp David entre Yasser Arafat et Ehud Barak, Jamil est venu travailler avec un œil au beurre noir. Quand je suis rentré, j'ai dit à ma femme que je soupçonnais le fait que nous allions avoir des problèmes. Jamil avait l'habitude de me parler de sa vie privée et de ses problèmes dans son mariage. Il n'arrêtait pas de me dire qu'il allait divorcer de sa femme, mais je ne l'ai jamais pris au sérieux. Je n'étais pas non plus complètement convaincu quand il me décrivait ses problèmes conjugaux, et je l’attribuais plutôt au fait qu'il était tout simplement follement excité et avait cessé d'être attiré par sa femme. Dans tous les cas, un jour, dans un moment de colère, et après onze ans de mariage et neuf enfants, Jamil dit à sa femme «perds toi» trois fois. Il a eu l'œil au beurre noir de ses frères, qui, naturellement ont refusé "son retour à sa mère". Jamil ne leur a pas laissé beaucoup le choix. Il les a informés que, quoi qu’il arrive, il partait et allait prendre une nouvelle épouse en Egypte. En fin de compte, la question a été réglée avec le retour de la dot: 3.000 $ et la femme fut forcée de quitter la maison. Les enfants sont restés avec lui. J'étais surpris. Jamil avais trois ans de moins que moi. Même s'il n'était pas l'un des principaux bénéficiaires du progrès (c'est un euphémisme), il était toujours au courant de son existence. Il avait une télévision. Comment pourrait-il vivre avec ces normes obscures ? En marchant parmi les travailleurs sur le site, je leur demandais à chacun d’eux leur opinion, et il est très rapidement devenu clair, à ma grande surprise, que je travaillais avec une bande de polygames. Même le délicat Izaat (dont j'étais sûr que s’il avait grandi à Paris et non dans un camp de réfugiés dans la bande de Gaza, serait devenu poète ou artiste et non un travailleur de la construction), même lui avait deux épouses qui l’attendaient à Khan Younis.

Fauzi était le seul marié à une seule femme, même si personne n'avait l'ombre d'un doute que ce type formidable pourrait réussir à rendre heureuses encore une centaine de femmes.

Un peu plus de deux semaines après Yom Kippour, Fauzi appelait de nouveau. L'argent avait été transféré comme il faut, et ce qu'il en restait après la commission de l'Autorité palestinienne avait été réparti entre les travailleurs. Mais en attendant, Fauzi m’a dit que son toit avait été endommagé par un obus. Par miracle il n’y avait personne dans la maison, mais tout son salaire était allé dans les réparations et il n'avait donc plus d'argent, même pour la farine. Il m'a demandé si le travail était encore le sien. Dans un élan humanitaire, je lui ai dit que le travail était à lui. Nous nous sommes mis d’accord sur un nouveau contrat par téléphone et je lui ai envoyé une avance. Quelques semaines plus tard, son téléphone cellulaire a été coupé. Un an et demi est passé depuis, peut-être un peu plus. Nous avons fait quelques-uns des travaux nous-mêmes, ma femme et moi, et j’ai abandonné certains d'entre eux. Fauzi me doit encore quelques semaines de travail. Le travail l’attend toujours.


Notes
1. Ce texte a été publié par : Zvi Efrat (éditeur), “Le trouble de personnalité borderline”, le catalogue de présentation d'Israël à la Biennale d'architecture de Venise, 2002
2. La photo avec le tigre (la maison à l'arrière, dans le centre de la photo, à côté du palmier) a été prise par Gila Kaplan et a été reproduite sur la couverture du catalogue de "Darom" (Sud), une série de fiction en Hébreu éditée par Haim Pesah pour Babel. Les autres photos ont été prises par Orna Marton et moi-même.
3. Après la publication de ce texte, en 2003 ou 2004, Fauzi réussi à passer le checkpoint et a travaillé pendant deux jours de plus. Je ne lui ai rien dit sur le texte, ni à Haider, qui m'a rendu visite quelques mois plus tard. J'ai parlé quelques fois avec Fauzi au téléphone. Il m'a dit que sa fille avait un problème médical grave. Je lui ai transféré encore une avance. Avec le temps, ses moyens de communiquer se sont progressivement détériorés (et mes moyens de paiement aussi). Puis, en 2005, 2006, son téléphone a été coupé. Je n'ai plus entendu parler de lui depuis.