mardi 6 décembre 2011

La littérature contre l'architecture (l'architecture et Michel Houellebecq, 2008)


"Le béton crie" - graffiti par Michel Houellebecq, 2011

1. l'euphémisme architectural
L'architecture, il fallait y croire. Pour faire de l'architecture, c'est-à-dire pouvoir voire le monde en tant qu'architecture et en plus le projeter en tant qu'architecture, on est presque obligé de voir la vie en rose. En un sens, on peut dire qu'en dehors de ses rôles traditionnels d'embellir la réalité ou parfois de servir comme refuge de la réalité, l'architecture est une sorte d'euphémisme du réel. Parfois, on peut embellir le réel rien que par son couronnement en tant qu'«architecture», c'est-à-dire par l'addition d'un discours ou une phraséologie architecturale.
En tant que jeune architecte, on est souvent éduqué selon des idées plutôt idéalisantes de l'architecture. «L'architecture est une musique pétrifiée» (Goethe); ou «L’architecture est le jeu magnifique des volumes assemblés sous la lumière» (Le Corbusier)…
Cette idéalisation romantique a profondément marqué toute cette tradition discursive qu'on appelle aujourd'hui «architecture moderne» (architecture post-moderne inclus), mais la contraint de se replier sur elle-même. Tout le monde connait les fameux slogans qui détaillaient les vertus de la bonne architecture moderne et définissait des règles très précises selon une éthique autonome, noble et essentialiste tel que «Form follows function» (Louis Sullivan), «Less is more» (Mies Van Der Rohe), «Le plan procède du dedans au dehors» (encore, Le Corbusier); ou «La beauté est la radiation de la vérité» (Mies Van Der Rohe citant St. Augustin à la Reine d'Angleterre).
Le problème était qu'en générale, l'homme n'avait plus rien à faire dans cet univers idéal: «L'architecture est la volonté d'une époque traduit dans l'espace» a dit Mies, «nous sommes concerné par des problèmes de nature générale, l'individu a perdu de signifiance. Son destin ne nous intéresse plus».
Forcement, en architecture, et surtout dans les conditions de la modernité, la question de l'humain a du laisser la place au technique, au social, au publique: «L'architecture est l'expression de l'être même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l'expression de l'être des individus», a écrit Bataille. Et malheureusement, puisque ce n'est que «celui qui ordonne et prohibe avec autorité, qui s'exprime dans les compositions architecturales», l'individu «n'a pas d'autre chance que la monstruosité bestiale (…) pour échapper à la chiourme architecturale».
De là, si on est vraiment honnête, on n'est pas vraiment loin de constater que ce n'est pas que l'architecture moderne est indifférente à l'humain, c'est qu'en fait, elle est souvent, et de plus en plus, opposé et contraire à l'humain. Ce n'est donc pas un hasard que dans «La Source Vive» le roman paradigmatique de Ayn Rand, il s'avère qu'en dehors de tous les débats entreprit dans le livre, sur l'architecture moderne et son integrity, les deux principales protagonistes, les architectes Roarck et Keating, sont des criminels: l'un commet un viol, l'autre un meurtre.
Rares sont les architectes qui l'ont admit. On peut citer surtout des architectes de tendance brutaliste, qui par définition sont sensé de dire la vérité: Alison et Peter Smithson qui demandait d'extraire «une poésie brute des forces confus qui sont en action»; ou de manière encore plus claire Claude Parent et Paul Virilio, qui ont plaidé dans les années soixante pour une «architecture qui résiste à l'homme, qui lui fait obstacle …».
La critique des années soixante, Foucault, Lefebvre et notamment la théorie du spectacle de Guy Debord, a largement développé cette idée d'une architecture qui est contraire à l'homme, qui par son rôle opérationnel et par son caractère spectaculaire, est «la technique même de la séparation».
Aujourd'hui, face aux challenges morales de la pratique, en Israël comme ailleurs, si on veut être architecte et intègre, on est obligé soit de se dire, comme l'a fait Rem Koolhaas avec une extrême élégance et honnêteté «Si nous ne pouvons pas être responsables, soyons irresponsable», soit de devenir responsable et de refuser l'architecture, être responsable mais pas coupable.



2. Le crie du béton
Au départ, Houellebecq part d'une sensibilité très semblable à celle de la génération des architectes brutalistes. L'architecture n'est pas faite pour les humains mais par les humains, et en ce sens, elle est avant tout une trace de l'humain. Comme il l'a noté en avant propos du premier texte de RESTER VIVANT, «Le béton marque la violence avec laquelle il a été frappé comme mur. Le béton crie…».
Cet amour pour la violence du béton, pour ce cri, a été un des sujets majeurs de l'architecture moderne depuis les années cinquante. Ce qui a été toujours très paradoxal dans cette recherche (et je le sais bien car j'ai construit un bâtiment tout en béton), c'est son quête de vérité: montrer les matériaux «as is». Le béton dite «brute» est censé d'être une trace honnête, un enregistrement de tout un processus qui s'étend dans le temps, et que par sa technologie est à tout moment susceptible à des irrégularités et des pépins. Deux camions de béton sortent en même temps de l'usine. Si l'un d'entre eux va griller un feu rouge, en arrivant au chantier leurs couleurs seront différentes. Et ce n'est qu'un exemple. Toute la grammaire et tout l'art de l'architecture du béton est composée des petits astuces pour contrer ce genre de problèmes. Et ceci pour une simple raison - les architectes qui travaillaient sur le béton, ont été toujours intéressés par la trace de la vérité plutôt que par la vérité elle-même.
Même dans leurs positions le plus critiques et radicales, en voulant être «responsables mais pas coupables», les architectes sont piégés toujours dans la boucle de l'euphémisme architectural, ils y croient toujours, en l'architecture.
Houellebecq, de sa part; qui n'est pas architecte, s'engage, comme Perec dans son temps, dans le rôle d'«utilisateur d'espace», pour se demander à travers la trace architecturale, la question qui l'intéresse: «et l'homme, que dirons-nous de l'homme?»

3. Zoologue de l'humain
Que dirons-nous alors de l'homme? De sa position de «zoologue de l'humain», Houellebecq dit toujours des choses très simples. Les questions qu'on doit se poser sur l'architecture sont donc très simples aussi: Qu'est ce que c'est? A quoi ça sert? Qui l'a fait? Pourquoi c'est fait comme ça? Combien ça coute?
Ce même genre de questions doit se poser aussi sur l'apparence architecturale, qui après tout, comme l'a remarqué jadis Adolf Loos, son rôle n'est pas très différente de celle de l'apparence humaine. Ca ne risque pas de dire qu'un des grands sujets de Houellebecq c'est justement cette expérience d'être mal dans sa peau, comme il a écrit dans cette fin envoutante de EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE: «Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L'impression de séparation est totale; je suis désormais prisonnier en moi-même. Elle n'aura pas lieu, la fusion sublime; le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l'après-midi».
Cette expérience d'être mal dans sa peau s'étend vers cet écrasement du monde extérieur vers les peaux architecturales: et en générale, on n'y va pas mieux.

4. Les rayonnages de l'hypermarché social
Dans «Approches du désarroi», un texte paradigmatique dans l'œuvre de Houellebecq et un des textes les plus aigue écrites sur l'architecture contemporaine, Houellebecq analyse le rapport entre mouvement, information et architecture. Dans ce texte il esquisse les contours de sa propre géographie et nous présente une vision de l'architecture qui est dépouillé de toute phraséologie, de toute euphémisme - exactement comme il y écrit un peu plus loin dans le texte, et peut être pour la première fois, sur les critères d'échanges sexuels qui demeuraient long temps «tributaires d'un système de description lyrique, impressionniste et peu fiable».
Si on juge donc l'architecture sans les béquilles de ce système de description, rien que sur le mode opératoire, c'est-à-dire qu'on ne se demande pas comment ça se voit, l'architecture, mais comment ça marche et qu'est que ça fait, on constate que l'architecture contemporaine n'est qu'un «vecteur d'accélération des déplacements» et que son programme, comme le démontrera Houellebecq dans les années à venir, est très simple: «construire les rayonnages de l'hypermarché social».
Depuis ses débuts poétiques, en passant par ses romans et essais, Houellebecq reproduit d'une manière élaboré la géographie artificielle de ces rayonnages de l'hypermarché social. Cette géographie, qui est à la fois paradisiaque et infernale, hyper-réelle et complètement hallucinée, est peuplé par des endroits hétérotopiques et utopiques, tels que pensionnats, clubs de vacances, hôpitaux psychiatriques, et par des objets d'architecture contemporaine tel que tours de bureaux, hôtels, hypermarchés, immeubles d'appartement.
Dans un poème dans LE SENS DU COMBAT, cette géographie, est décrite comme une seule machine qui est composée par des components différents; ça commence à tourner depuis «le métro et le périf», qui se banchent à la tour GAN, « là que se décide ma vie», dans laquelle les cadres montent dans des ascenseurs de nickel et les secrétaires remettent du rimmel; et puis ça avances «sous les maisons, au fond des rues» vers des objectifs inconnues.


5. déplacement
Les déplacements des protagonistes dans le rayonnage social sont souvent basés sur la figure de la dérive, dont sa fameuse définition de Guy Debord de «passage hâtif à travers des ambiances variées» résonne bien avec la définition de Houellebecq de l'architecture contemporaine comme «vecteur d'accélération des déplacements».
L'idée du déplacement est cruciale, car chez Houellebecq on n'arrête jamais de se déplacer, de décamper, de dépayser, souvent en perdant son but, à l'image de cette description complètement banale mais complètement originale de Paris, à travers les yeux du narrateur de EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE, qui revient dimanche matin dans un quartier pour chercher en vain sa voiture.
Ce mécanisme de déplacement a tendance à s'accélérer, à se reproduire et à devenir de plus en plus excessif, d'aller encore plus loin et de transformer le territoire-même. Les lieux n'ont plus lieux - les centres de vacances et de prostitution en Thaïlande, les villes des retraités Allemands en Espagne ou en générale tout ce court circuit globale causé par le mécanisme mondial de déplacement entre le nord et le sud. Sa culmination se définit par le «double bind paradoxe» décrit dans PLATEFORME, ou le bagpacker occidental est forcé de chercher toujours des endroits nouveaux, qui ne sont pas «contaminé» par ses semblables.
L'architecture Houellebecquienne est donc composée surtout par des lieux de et des appareils de déplacement – métro, train et ascenseurs au début, et plus tard bien sur, les aéroports, les cars de touristes ou les Mercedes. Les lieux sont des espaces temporaires conjoncturels par définition, l'entreprise ou le night club dans EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE, les camps, dans LES PARTICULES ELEMENTAIRES, le club hôtels dans PLATEFORME ou les espaces de la secte elohimite dans UNE POSSIBILITE D' UNE ILE.
L'état d'exile est permanent et intérieur. Chez Houellebecq, une maison ce n'est pas une chose qu'on habite; c'est une chose qu'on vend, comme le fait le protagoniste de PLATEFORME au tout début du roman, pour pouvoir voyager, pour pouvoir lancer le jeu de déplacement et surtout pour pouvoir jamais retourner.
L'état d'exile s'applique aussi sur le corps humain, avec sa peau frontière sous l'écrasement du monde extérieur. La séparation est totale même entre les différents organes, comme il est démontré avec ce refuge véritablement «partiel» que le narrateur découvre dans CLEOPATRE 2000, une sorte de pièce d'architecture qui est à la fois fantastique et minimaliste: «une petite cabine hermétiquement close, dont les parois sont percées de trous ronds, à quatre vingt centimètres du sol».
(Les amateurs de peinture se souviendront d'une belle série de tableaux de Jasper Johns qui s'appelle «Dutch Wives», portant sur le mythe d'une planche trouée que les marins Hollandais emmenaient avec eux en bateaux).

6. La littérature contre l'architecture
Revenons à «Approches du désarroi». Vers la fin de cet essai, Houellebecq avance l'idée de la littérature comme le «véritable et seul art conceptuel», en l'opposant à la dérision générale de l'architecture et de l'art contemporains. «Un livre ne peut être apprécié que lentement», il dit. Contrairement à l'état actuel des choses, ou, à l'image de l'architecture qui ne fait qu'accélérer le mouvement et le déplacement, il n'y a pas de lecture sans arrêt, sans retour à l'arrière; face à un livre le lecteur est obligé d'avoir une existence individuelle et stable, il ne peut plus être un simple consommateur mais devient un en quelque manière un sujet.
La littérature en ce sens est cette «Poésie du mouvement arrêté» dont il parle en se souvenant d'une expérience pendant l'hiver 1986, ou il a été cloué dans une gare d'Avignon pendant la grève SNCF, il rapporte ce moment presque magique: «Il y a eu un instant d'arrêt, d'hésitation, d'incertitude métaphysique».
La possibilité d'arrêter l'accélération donne à la littérature une force inattendu face à l'architecture dans laquelle elle habite:
«La littérature s'arrange de tout, fouille parmis les ordures, leche les plais du malheur. Une poésie paradoxale, de l'angoisse et de l'oppression a pu naitre au milieu des hypermarchés et des immeubles de bureaux». Et je pense que c'est là le grand humanisme du projet de Houellebecq, c'est cette proposition qu'il offre au lecteur de participer dans ce moment d'arrêt: «Chaque individu est cependant en mesure de produire lui-même une sorte de révolution froide, en se plaçant pour un instant en dehors du flux informatif-publicitaire… il suffit LITTERALEMENT, de s'immobiliser pendant quelques secondes».