mardi 6 décembre 2011

HOMA OUMIGDAL : Mur et Tour, matrices de l’architecture Israélienne
















J’ai consacré ma deuxième année d’études à l’École spéciale d’architecture de Paris, en 1987, à l’étude des architectures régionales. Tout au long du premier trimestre, nous avons assisté  à d’innombrables conférences traitant de l’influence du climat sur la
construction, l’utilisation des matériaux locaux, l’art de la construction traditionnelle, et même sur ce que notre professeur appelait le “régionalisme critique”. Comme devoir de fin de semestre, nous devions faire une razzia dans notre ville d’origine, y déterrer des demeures de nos ancêtres les souvenirs, remonter nos racines jusqu’au fin fond des villages de province et farfouiller dans les vieux greniers en quête de plans anciens. Mes camarades revinrent chargés de précieux butin : une cabane nichée dans les Alpes, un palais des montagnes du Chouf libanais, un pigeonnier provençal, une casbah Marocaine, une chaumière de Bergerac. Quant à moi, je rapportai une maquette de Homa Oumigdal (enceinte équipée d’une tour) que j’avais fabriquée moi-même une dizaine d’années plus tôt, à l’école élémentaire, avec des bâtons d’esquimaux.
Dans mon français tout neuf, j’ai tenté d’expliquer mon idée relativement emberlificotée de “l’influence du climat politique sur la construction régionale”. Le professeur qui — selon les bruits de couloirs — avait été un militant actif du soulèvement estudiantin de mai 1968, considéra ma pauvre maquette avec surprise et demanda : “C’est quoi, ce goulag ?”


La caractéristique la plus significative de l’architecture israélienne, à la fois la plus évidente et la plus cachée, réside dans sa dimension politique.
En Israël, l’architecture est, exactement comme la guerre, la continuation de la politique par d’autres moyens. Tout acte architectural accompli par des juifs en Israël est en soi, intentionnellement ou non, un acte sioniste. La dimension politique de la “construction de la terre d’Israël” est un composant fondamental, quoique souvent latent, de tout bâtiment israélien, et le fait politique qu’il génère domine souvent ses éventuels impacts stylistique, esthétique, émotionnel ou sensuel. Les discours officiels prônant le renouveau, la colonisation et la construction du nouvel État juif ont été les idées forces déclarées de l’architecture israélienne depuis sa naissance, dans les années cinquante. Ce nouveau lieu et cette construction nouvelle devinrent le lieu et l’outil de concrétisation du rêve qui consistait à installer le peuple juif sur la terre d’Israël. Ils se trouvèrent au coeur du conflit territorial qui s’ensuivit, et devinrent les valeurs centrales et les métaphores clés du génie national israélien.

Tandis que dans l’ensemble du monde occidental, on posait des actes d’architecture moderne avec l’illusion qu’ils étaient totalement autonomes, en Israël, ils étaient avant tout gouvernés par leur dimension politique. Au sein de cette relation complexe qui tend à régir les rapports entre pratique architecturale, théorie architecturale et idéologie politique, l’aspect politique dictait à l’architecte israélien une liste nouvelle et paradoxale de priorités entretenant la fusion, l’interdépendance et la confrontation entre idéologie politique et théorie architecturale, tout en les masquant l’une à l’autre. De tout temps, on a exigé de l’architecture israélienne qu’elle réponde aux besoins urgents du moment et, si possible, qu’elle s’en réclame. L’idée architecturale — l’esprit de l’objet construit et la valeur ajoutée de l’acte de construction — sert au mieux d’accessoire, et au pire de simple camouflage. Le discours théorique architectural a été mis sur la touche, devenant quasiment subversif en se transformant, dans la plupart des cas, de cette inspiration qui imprègne de sens une construction à une addition super-flue qui ne sert que de prétexte, de justification, de maquillage.
L’essence de l’architecture israélienne, au-delà de son renoncement au point de vue universel des architectes occidentaux, se trouve au croisement de la politique et de l’architecture ; c’est là que se dévoilent ses dilemmes, ses points faibles et ses paradoxes. L’architecture israélienne produit des objets impressionnants mais sans la moindre réflexion d’ensemble sur elle-même ; elle installe des faits fondamentalement politiques en les coulant dans le béton, mais manque totalement de conscience politique.

La lutte pour l’indépendance de l’architecture israélienne est avant tout de nature nationale et territoriale, avec pour sujet et pour objet la création d’un État souverain pour le peuple juif. C’est peut-être pour cette raison que l’on rencontre en Israël de si nombreuses variations sur le thème de la construction politiquement motivée : la construction comme moyen d’atteindre des objectifs territoriaux, comme instrument de dissuasion, comme outil éducatif, comme langage officiel, comme rhétorique idéologique, ou comme industrie manufacturière de faits politiques.

Chaque architecte exerçant en Israël est confronté à une situation dans laquelle les dilemmes qui caractérisent l’architecture sont chargés d’implications politiques cruciales. Depuis sa naissance, l’État d’Israël a eu recours aux outils de l’architecture moderne pour créer ses lieux.
L’État comme l’architecture étaient à la recherche d’un lieu nouveau : le premier en avait besoin, tandis que le second s’efforçait de le créer.
Les architectes israéliens, dans leurs meilleurs moments, ont toujours servi le projet sioniste, avec des degrés variables d’intégrité, d’humilité, de dévouement et de responsabilité, en essayant de laisser filtrer l’idéologie politique dans les formes architecturales, tout en permettant aux doctrines architecturales de s’exprimer dans des programmes inspirés ou même dictés par la politique. En Israël, idéologie politique et doctrine architecturale sont interdépendantes et sont dans un dialogue constant et complexe de justification et d’argumentation.


Homa Oumigdal (1) est un système d’implantation apparemment défensif mais dont la forme est essentiellement offensive, fut lancé en 1936 par les membres du kibboutz Tel Amal, qui porte aujourd’hui le nom de Nir David. Le système, que l’on attribue à Shlomo Gur (2), alors membre du kibboutz, fut développé et encouragé par l’architecte Yohanan Ratner (3). Dès le départ, l’objectif de ce type de colonie fortifiée et communautaire consistait à prendre le contrôle de territoires qui avaient été officiellement acquis par le Kakal (Keren Kayemet LeIsrael  — aujourd’hui connu sous le nom d’Administration du territoire israélien, ATI) mais ne pouvaient être peuplés. Le système était fondé sur la construction sommaire d’une enceinte constituée de moules de bois préfabriqués remplis de gravier, et entourée d’une barrière de barbelés. On obtenait ainsi un enclos de 35mx35m. Là, on installait une tour de bois également préfabriquée, qui dominait les environs, et quatre baraques qui tenaient lieu de logement à un “bataillon” de quarante “conquérants”. Entre 1936 et 1939, on érigea cinquante-sept de ces postes avancés à travers tout le pays, qui se transformèrent rapidement en colonies permanentes de type kibboutz ou moshav. La principale exigence tactique d’une Homa Oumigdal  était de répondre à plusieurs conditions : elle devait être conçue de manière à pouvoir être bâtie en une seule journée — et même, plus tard, en une seule nuit —, être en mesure de se défendre aussi longtemps que mettraient d’éventuels renforts à arriver, se trouver à portée de vue d’autres colonies et dans un lieu accessible en voiture.

Le premier poste avancé de type Homa Oumigdal fut élevé sur le site qui devint ultérieurement le kibboutz Tel Amal, dans la vallée de Jezréel. Les membres du kibboutz avaient constitué une communauté à Tel Aviv et recherchaient une terre sur laquelle s’installer. Plusieurs d’entre eux, passant au kibboutz Beit Alpha, apprirent que ses membres projetaient d’établir une autre colonie, à l’est de la leur, là où se trouvait un grand campement bédouin, pour que Beit Alpha ne soit plus la colonie la plus reculée (4). Les membres du kibboutz Tel Amal installèrent un camp près de Beit Alpha et entreprirent de cultiver les terres. Leur tentative d’installation fut contrariée par le déclenchement de la rébellion arabe d’avril 1936, à l’occasion de laquelle les Bédouins mirent le feu à leur campement. Ces attaques poussèrent les membres de Tel Amal à amorcer de longues discussions avec les habitants de Beit Alpha et d’autres colonies de la région au sujet des moyens de défense envisageables contre les Bédouins, qui étaient armés de “fusils anglais flambant neufs”. Une formule fut mise au point pour ériger quatre cabanes entourées de sacs de sable, qui ne tardèrent pas à se transformer en doubles parois conçues comme des moules et remplies de gravier jusqu’à la hauteur des fenêtres. “Nous voulions aussi élever des postes d’observation aux quatre coins, écrit Frenkel, près des cabanes, et creuser des fortifications défensives.” Cette solution souleva deux objections: la première était qu’elle n’offrait pas une protection suffisante entre les cabanes, et la seconde, exprimée par les menuisiers, que les parois ne supporteraient pas la pression du gravier. Quelques calculs supplémentaires démontrèrent que, pour un coût additionnel minime, “il serait sans doute possible d’entourer les cabanes d’une cour, elle-même enclose de murs et dotée d’un mirador équipée d’un projecteur […] [de] concevoir un moule et de le remplir de gravier”. Shlomo Gur alla demander conseil à Ratner, et revint avec “l’ébauche du plan d’une enceinte rectangulaire dotée de positions défensives aux quatre coins” (Frenkel). Cette proposition fut transmise au Comité régional, qui l’accepta et déclara : “Nous nous trouvons au début d’une ère nouvelle d’enceintes fortifiées, à la grande consternation de nos voisins.”







Suite au succès de l’expérience de Tel Amal, on lança dans tout le pays des opérations de type Homa Oumigdal. Tel Amal ne resta pas longtemps le poste le plus avancé — on érigea d’abord le kibboutz Sdeh Nahum, et en l’espace d’un an, des dizaines de postes avancés du même genre avaient vu le jour dans le pays, “parfois sept postes avancés en une seule nuit”, raconte Gur, qui participa à l’organisation d’une cinquantaine de ces opérations. Les expéditions nocturnes étaient toujours réalisées avec l’assistance des colonies déjà installées dans la même zone, et coordonnées par le commandement sioniste.

Homa Oumigdal représente l’origine, le prototype, le modèle et la matrice de l’architecture israélienne et, dans une large mesure, de la ville israélienne. C’est la métaphore de la pratique israélienne du fait accompli. Homa Oumigdal est le paradigme fondamental de toute l’architecture juive en Israël, qui porte en germe les caractéristiques à venir de l’architecture et de la ville israéliennes : la traduction précipitée de l’ordre du jour politique en acte de construction, l’occupation du territoire par l’installation de colonies et d’infrastructures, la grande priorité donnée aux fonctions sécuritaires et aux capacités militaires (défensives et offensives) des bâtiments, et l’utilisation avertie de la modernité — organisation, administration, préfabrication, logistique et communication. Même si, en tant que métaphore, le projet Homa Oumigdal bénéficie d’un statut mythique dans l’“histoire générale” de l’État d’Israël, en dépit du rôle actif de cette métaphore comme symbole de sacrifice, de dévouement et d’héroïsme dans l’éducation civique de tout juif israélien, et en dépit de son incarnation actuelle dans la chronique tragique de notre époque, Homa Oumigdal est, à l’évidence, absente des canons de l’architecture israélienne, tout occupée, ces dernières décennies, à la fabrication d’un récit contestable du “Bauhaus de Tel Aviv” et à l’historicisation sélective de la “ville blanche”. En consacrant tous ses efforts à la canonisation du style international israélien, l’architecture israélienne a négligé non seulement l’un des éléments les plus exceptionnels des années trente, du point de vue architectonique, le seul qui ait conservé
son actualité dans l’architecture d’aujourd’hui, mais aussi l’unique élément qui ait été salué au niveau international dans les années trente. Quoi d’étonnant, alors, à ce qu’en 1937, un an après l’érection du kibboutz Tel Amal, on ait choisi une maquette de Homa Oumigdal pour le pavillon de la terre d’Israël à l’Exposition universelle de Paris — restée dans l’histoire de l’architecture comme celle qui a attribué la médaille d’or au pavillon allemand d’Albert Speer. On peut découvrir de nombreuses ressemblances entre l’idée de Homa Oumigdal et le pavillon moderne — un type de construction que les foires et expositions internationales nous ont rendu très familier. Les canons modernistes regorgent de pavillons et de prototypes dont la technologie porte ce potentiel d’agression, d’invasion et d’intrusion : les “maisons préfabriquées” de Gabriel Voisin, par exemple, ou les prototypes de Le Corbusier — ces maisons “Citrohan” (1920-1922), qui devaient pouvoir se “déplacer” d’un environnement à un autre, ou ce “Cabanon” de Roquebrune-Cap-Martin qui lui permit de s’immiscer dans la vie d’Eileen Gray —, les “Machines à habiter” coloniales de Jean Prouvé — sa “Maison tropicale” (1949) préfabriquée et démontable, ou son “Habitat mobile du prospecteur au Sahara” (1957) —, les divers prototypes de la “maison Dymaxion”
(1928-1945) de Buckminster Fuller, ses “Dômes géodésiques” et, plus tard, dans les années soixante, leur déplacement des communautés californiennes aux champs de bataille du Vietnam.
Comme le pavillon, la Homa Oumigdal se caractérise par sa mobilité (au moins potentielle), sa logistique soigneusement étudiée, son caractère préfabriqué et la rapidité de sa construction, comme de son démantèlement, et tout particulièrement par sa présence autoritaire, dominante
et spectaculaire. Néanmoins, si le pavillon, en tant que construction “rhétorique”, que tribune destinée à présenter des idées et des professions de foi, était une expression cérémonieuse de l’utopie industrielle de l’architecture moderne — une sorte d’allégorie de prototypes — le
projet Homa Oumigdal représentait sa mise en oeuvre concrète. Homa Oumigdal, c’est ce qui se produit lorsqu’on laisse le pavillon s’échapper du zoo architectonique, lorsqu’on permet au prototype de se multiplier en toute liberté: il devient la machine à envahir suprême.

De manière presque allégorique, la Homa Oumigdal exprime les caractéristiques et les dilemmes de l’environnement bâti en Israël, révélant les tensions entre ses impulsions simultanées et ses contradictions intérieures. Elle est le lieu de tous les oxymores israéliens — “attaque défensive”, “siège intrusif”, “le camp comme domicile”, “expansion vers l’intérieur”, “temporalité permanente”, “résidence surveillée”. La figure de l’oxymore est gravée profondément dans le code génétique de l’Entreprise sioniste elle-même et l’a accompagnée depuis que Theodor
Herzl a rédigé son roman Altneuland (Terre ancienne, Terre nouvelle) et depuis la traduction concrète de son intuition par la ville de Tel Aviv (5). La figure de l’oxymore se trouve à la racine du concept d’Israël en tant qu’“État juif démocratique”.
Homa Oumigdal est bien plus un instrument qu’un lieu. C’est une ébauche de lieu, un point presque sans dimension dans l’espace — un point d’observation, un oeil qui voit tout sauf lui-même. En tant que stratégie, Homa Oumigdal a concrétisé la pulsion d’expansion par la conquête territoriale en établissant de nouveaux “points de peuplement”, une expression qui trahit le fait que le “point” dessiné sur la carte comptait davantage que le “peuplement” proprement dit. Le lieu d’implantation, en tant qu’élément d’un projet stratégique plus vaste, était plus important que son existence réelle, et ce lieu était déterminé en fonction de ce qui était la position la plus avantageuse : le réseau de Homa Oumigdal était disposé de façon à ce que chaque avant-poste se trouve au contact visuel d’un autre, autorisant ainsi la transmission de messages en morse d’une tour à l’autre, au moyen de torches électriques la nuit et de miroirs la journée.

En contraste absolu avec ses ambitions d’expansion, la solution stratégique et tactique que constituait Homa Oumigdal ne servait en fait qu’à perpétuer la mentalité de ghetto et les pulsions d’enfermement. Pour bâtir un avant-poste de type Homa Oumigdal, il était stipulé que le mur d’enceinte devait être érigé en premier, puis le point d’observation, et à la fin seulement, les maisons elles-mêmes. On a beaucoup parlé et écrit autour du lien entre les menaces extérieures, réelles ou imaginaires, qui pèsent sur l’État d’Israël, et la formation de l’unité sociale et de la cohésion nationale (tout particulièrement depuis le debut de la deuxieme intifada, où la guerre contre les Palestiniens nous a non seulement valu un “gouvernement d’union nationale”, mais a aussi estompé les tensions sociales et atrophié la politique sectorielle qui avait germé en Israël au cours de cette dernière décennie, du temps du “nouveau Moyen-Orient” et du processus de paix). Avec Homa Oumigdal, la manière dont s’établit ce lien nous est révélée précisément : le mur d’enceinte sépare la colonie de son nouvel environnement et définit la nouvelle communauté non comme ayant choisi de vivre à “l’intérieur” mais comme se trouvant potentiellement menacée par “l’extérieur”. Shlomo Gur lui-même a avoué que l’une des raisons qui avaient conduit Tel Amal à rechercher des terres pour s’installer était de prévenir le démantèlement du kibboutz. Le même principe s’applique à l’échelle nationale, puisque la définition même de l’État d’Israël s’appuie sur le fait qu’il a été créé avant tout pour être un asile à l’intention des juifs menacés d’extermination par le régime nazi. L’organisation du territoire israélien est également fondée sur ce principe, le degré d’unité des communautés étant directement lié à l’imminence et à l’intensité de la menace extérieure. Ce croisement entre implantation hâtive avec des moyens militaires ou paramilitaires camouflés en civil, vie recluse derrière des fortifications et communauté idéologiquement homogène s’est répété à de multiples reprises depuis l’époque des Homa Oumigdal. Le système des “points de peuplement” a fait partie des schémas directeurs nationaux tout au long de l’histoire d’Israël — notamment du projet de judaïsation de la Galilée, dans les années soixante-dix, et de l’actuelle expansion institutionnalisée des colonies dans les territoires occupés. Dans l’ensemble de ces cas, on retrouve une forte homogénéité idéologique et sociale — qu’elle résulte de la présence du noyau dur des fondateurs initiaux ou de mécanismes qui filtrent les nouveaux résidents selon des critères sociaux ou économiques. Quelles que soient les raisons — sécuritaires, idéologiques ou économiques — de cette homogénéité, la répétition de ce schéma de peuplement, dans lequel on retrouve un rapport évident entre situation géographique et statut social, idéologie ou identité ethnique, constitue l’une des caractéristiques les plus saillantes du territoire bâti israélien.

“Ce camp est votre maison, gardez-le bien” — ce slogan, affiché dans d’innombrables bases militaires, peut être considéré comme l’essence de ce programme. Si ce camp est notre maison, et s’il faut le garder, alors notre destin, à nous qui y résidons, consiste à devenir les prisonniers de notre propre regard. L’observation panoptique constante que per-met la position avantageuse du haut de la tour (6) a conditionné les relations entre les implantations de type Homa Oumigdal et leur environnement avant même la mise en culture des terres et leur exploitation par l’agriculture ou l’aménagement. Dans le cadre des Homq Oumigdal, le point de peuplement sur la carte fait en réalité partie de tout un réseau de points, mais sur le terrain c’est avant tout un point d’observation.
Henri Lefebvre a décrit le temps et l’espace agricoles comme une combinaison hétérogène de variables telles que le climat, la faune et la flore, tout en affirmant que le temps et l’espace industriels tendent vers l’homogénéité et l’unité (7). En tant que tentative d’organisation de
la logistique du regard, Homa Oumigdal a transformé du jour au lendemain — littéralement — le territoire sur lequel elle s’est installée. Les sites dans lesquels ont été établis les postes avancés avaient toujours constitué une frontière agraire, mais ces points d’observation organisés ont suffi à les transformer en espaces industrialisés. Il n’a pas fallu plus de quelques-uns de ces points d’observation pour unifier tout un paysage agraire — pour éradiquer, par la menace stratégique, les différences économiques et culturelles complexes qui existaient entre Bédouins arabes, agriculteurs et population urbaine. Homa Oumigdal a représenté le fer de lance de l’industrialisation, non seulement à cause de ses caractéristiques logistiques et technologiques, mais aussi parce qu’elle a transformé tout l’environnement en un objet placé sous une étroite surveillance industrielle et instrumentale. Cette position avantageuse était accompagnée de ses propres technologies — la tour, les jumelles et le projecteur — et organisée comme un projet méthodique, qui devait être géré et protégé. Au-delà des implications militaires de cet emplacement — “Je vois, donc je tue”, a écrit Virilio (8) — l’instrumentalisation même du territoire par le regard charge le paysage de scénarios et de complots, de menaces et de dangers, insuffle aux lieux et aux objets des capacités tactiques, les installe dans une stratégie et les fusionne en un seul et même espace “politique (9)”. Elle transforme le paysage en champ de bataille, en théâtre de conflit, en frontière — bref, elle en fait une ville.
Homa Oumigdal donne l’illusion de “travaux en cours”, d’un chantier permanent, d’une chaîne de fabrication. Son hyperactivisme dans la transformation et dans la construction était en contraste absolu avec la passivité de la terre. La terre d’Israël était perçue comme vierge, une terre à prendre, une table rase, une matière première en attente de sculpteur. Cette perception a survécu dans l’État d’Israël, qui est devenu un lieu de mouvement perpétuel du temporaire au permanent et du permanent au temporaire, un lieu dont l’essence même n’était pas la permanence, mais le mouvement et le changement. Si un jour les réfugiés palestiniens obtiennent le “droit au retour”, il est très peu probable qu’ils retrouvent le chemin de leur village — s’il existe encore. À l’inverse de l’illusion de permanence qu’offrent habituellement les paysages ruraux et urbains, et à l’opposé de l’impression statique laissée par les schémas traditionnels de peuplement, le nouveau schéma de peuplement israélien a toujours été perçu comme un processus dynamique, centré sur son pouvoir de transformation plus que sur l’ambition de devenir une réalité permanente. L’inspiration du sionisme moderne s’est nourrie des initiatives coloniales et industrielles du XIXe siècle. Comparée à la vision qu’eut Herzl d’un “canal des mers” — la construction d’un canal artificiel pour remplacer et un jour permettre la fermeture du canal de Suez —Homa
Oumigdal n’était qu’une humble action d’industrialisation de l’environnement, en attendant les opérations à grande échelle qui devaient suivre. L’État d’Israël s’est lancé dans d’énormes transformations géographiques : on a asséché des mers, bâti des routes, déployé un réseau d’infrastructure, creusé des ports, planté des forêts, fait fleurir des déserts, créé des villes et des villages. En Israël, chaque regard porté sur le paysage est comme une image fixe, unique, d’un film documentaire continu. Chaque photographie n’est qu’une image prise au hasard dans une saga sans fin. De la même manière, tout objet bâti est perçu en fonction de son contexte, et toujours comme une simple coordonnée sur le long chemin de la construction ou de l’anéantissement.

L’effort de peuplement impliquait un éventail de tâches, à caractère militaire et tactique pour certaines, civil et stratégique pour d’autres. Ce dualisme s’est exprimé dans des slogans comme “D’une main la
charrue, de l’autre l’épée”. En dépit de l’utilisation fréquente de moyens militaires, le maintien d’apparences civiles a toujours été, et demeure à ce jour, l’un des principaux objectifs stratégiques de l’Entreprise sioniste. C’est pourquoi Homa Oumigdal et les dispositifs de peuplement ultérieurs ont maintenu le doute quant au statut de l’endroit et des résidents eux-mêmes. Dans toutes les initiatives de peuplement à visée politique du pays, qu’elles aient ou non le soutien de l’establishment, on trouve un mélange paradoxal de civil et de militaire— ce sont des opérations militaires déguisées en opérations civiles, qui recrutent des civils, sous le patronage de l’armée.

“Civilianisation”, ainsi désigne-t-on la transformation du soldat en pionnier — un pionnier capable au besoin, et à tout moment, de reprendre son uniforme pour redevenir soldat — et la transformation du camp en foyer est aussi la description de la transformation de l’avant-poste militaire en colonie permanente. C’est pourquoi la préservation des apparences de la normalité, d’une vie civile ordinaire, a toujours dû s’appuyer sur des opérations militaires et tactiques qui, à long terme, requièrent bien plus de fonds que l’action de s’implanter en elle-même : en Israël, l’ordinaire est une arme stratégique.

Le temps passant, les nouvelles implantations furent créées avec des moyens plus sophistiqués, mais les deux fonctions principales de Homa Oumigda — fortification et observation — restèrent, et se répétèrent à toutes les échelles. Ce furent elles qui dictèrent l’installation des colonies au sommet des montagnes et des collines ; elles aussi qui convertirent l’ensemble du paysage en un réseau de points, comme une couche indépendante suspendue au-dessus du paysage existant, transformant le pays en le divisant, non selon des frontières géographiques naturelles, mais selon des coupes “dromologiques (10)”, c’est-à-dire en fonction des temps de transport et des réseaux d’infrastructure. C’est ainsi que, dans les territoires occupés, on trouve aujourd’hui deux pays superposés : sur le dessus, “la Judée-Samarie”, pays de colonies et d’avant-postes militaires, avec leurs routes de contournement et leurs tunnels ; et en dessous, “la Palestine”, pays de villes et de villages, de routes de terre battue et de sentiers. Finalement, l’essence de Homa Oumigdal aura eu une influence cruciale sur la façon dont les Israéliens perçoivent l’espace dans lequel ils vivent, qui conditionne à son tour leurs valeurs mêmes : l’observateur contre l’observé, un ghetto cartésien contre une périphérie chaotique, une culture menacée contre des “fabricants de désert” (selon les termes de Ben Gourion), la ville contre le désert, le passé et l’avenir contre le présent, les Juifs contre les Arabes.

Homa Oumigdal a lancé une tradition originale de chevaux de Troie, de machines d’infiltration et d’autres types d’objets locaux temporaires, politiques et hyperactifs : la tente pour l’avant-poste et le mobile-home pour la colonie. Ces objets ordinaires sont ostentatoires, non par leur apparence mais à cause de l’évidence de leur potentiel de mobilité, d’expansion et de transformation ; parce qu’ils menacent de transformer le temporaire en ordinaire, l’ordinaire en permanent et le permanent en éternel ; parce qu’ils rappellent toutes ces possibilités dans le paysage, pour transformer la terre elle-même en arène de lutte et de pouvoir.

Shlomo Gur ne voyait dans son invention qu’une réponse prosaïque aux problèmes des nouvelles colonies : il affirma toujours être indifférent à leur efficacité visuelle. Le type d’interprétation qui est ici proposé serait totalement étranger non seulement à la perception axiomatique qu’il avait de son système, mais aussi à son tempérament d’“homme d’action”. Mais Gur était toujours accompagné du photographe Zoltan Kluger quand il visitait les nouvelles implantations de
type Homa Oumigdal. Il est difficile de fermer les yeux sur le fait que les colonies de Ein Gev et de Massada/Shaar Hagolan ont fourni le sujet et le site de tournage du premier film hébreu jamais tourné en Technicolor en Israël, “Spring
at
Galilee“ (“Le printemps en Galilée”), d’Efraim Lisch (13 minutes, 1939), et que le premier opéra en hébreu, “Dan le gardien”, célébrait la colonie de Hanita. Tiré de la pièce de Sh. Shalom, Shootings
at the Kibbutz (“Des coups
de feu dans le kibboutz”) (1936), il fut adapté en 1939 par le compositeur Marc Lavry et un nouvel immigrant, l’écrivain Max Brod (!). Cet opéra fut joué à Tel Aviv trente-trois soirs de 1945. En tout cas, il est difficile de ne pas tenir compte du simple fait que même sans la documentation photographique de Kluger, l’apparition des colonies constituait en soi un événement spectaculaire, une création ex nihilo, un spectacle lumineux (11) — avec ses signaux nocturnes et diurnes, et parfois même la trajectoire des balles traçantes et l’écho des explosions.

Pourtant, comme c’est habituellement le cas pour l’architecture israélienne, l’objet réel est beaucoup plus puissant que n’importe quelle image ou métaphore. Le véritable caractère spectaculaire de la Homa Oumigdal ne résidait pas dans son apparence mais dans ce qu’elle était, et ce qu’elle accomplit. Au-delà du fait que son mur d’enceinte même représentait un programme, destiné à devenir “idéologie”, c’était d’abord et avant tout un mur ; un moule de bois brut de vingt centimètres d’épaisseur, rempli de gravier. Ce mur annonçait l’avenir, car qui peut remplir un moule de gravier n’hésitera pas à le remplir d’autres matériaux. Au-delà du fait que c’était un mur de protection parfaitement adapté, dont le rôle était d’empêcher l’infiltration des indésirables et de protéger des balles, c’était aussi une démonstration technologique et un tour de force logistique : c’était la promesse, la menace non explicite du béton.



Notes

1. Les récits d’implantations et les citations sont tirés d’une conversation entre Shlomo Gur et Ariella Azoulay, dont les points principaux ont été dévoilés dans l’ouvrage de cette dernière, How does it look to you?, Tel Aviv, Babel, 2000, pp. 27-35; 10 Years, une plaquette de Tel Amal, 1946, p. 30 ; Yehezkel Frenkel, “How we arrived at Homa Umigdal” in 40 Years of Homa Umigdal, une plaquette de Tel Amal, p. 21 ;
“Shlomo Gur, the man behind Homa Umigdal” (un monologue enregistré par Ze’ev Aner dans The Days of Homa Umigdal, sous la direction de Mordechai Naor, Idan Series, Yad Ben-Zvi Press, Jérusalem 1986, pp. 47-50.
2. Shlomo Gur (Gerzovsky) (1913-2000), membre fondateur du kibboutz Tel Amal, devint une sorte de “chef de projet” national, suite à son succès en tant qu’inventeur de Homa
Oumigdal. Avant l’instauration de l’État d’Israël, il fut chargé de l’élaboration de la défense de nombreuses implantations, dont celles de la vieille ville de Jérusalem. Après la naissance de l’État d’Israël, on lui confia les premiers grands projets du pays : l’Université hébraïque, la Bibliothèque nationale et le bâtiment de la Knesset à Jérusalem.
3. Yohanan Ratner (1891-1965), architecte diplômé et ancien officier de l’armée Rouge, fut architecte en chef et urbaniste chargé des projets stratégiques de la Haganah, précurseur préétatique des Forces de défense israéliennes (FDI). Il servit ultérieurement comme général dans les
FDI. Membre du commandement pendant la guerre d’Indépendance, Ratner fut le seul général à recevoir l’autorisation de Ben Gourion de conserver son nom de famille non hébreu. Il devint ensuite doyen de la faculté d’architecture au Technion de Haïfa. En tant que
professeur et doyen, Ratner avait l’image d’un réactionnaire et passait pour l’un des plus ardents opposants à l’architecture moderniste.
4. Bien que les terres qui entouraient le kibboutz Beit Alpha aient été achetées à Beyrouth par l’ATI à leurs propriétaires arabes, elles étaient utilisées l’hiver comme pâturages par les Bédouins et il était impossible de s’y installer.
5. Altneuland fut publié en 1902. Dans ce roman futuriste inspiré par ceux de Jules Verne, Theodor Herzl suit les aventures d’un jeune intellectuel juif viennois, le Dr FriedrichLowenberg, qui rencontre un mystérieux personnage du nom de Kingscourt. Lowenberg et son compagnon décident de se dissocier du mode de vie décadent de la vieille Europe et de s’installer sur une île déserte du Pacifique. En chemin, ils traversent la terre d’Israël, la trouvant dans un état qui ressemble aux souvenirs de Herzl lui-même, qui datent de sa visite historique en Palestine de 1898. Au bout de dix années passées sur leur île, Lowenberg et Kingscourt décident de reprendre leurs pérégrinations. Ils retrouvent la terre d’Isarël et découvrent Altneuland — la vieille-nouvelle terre, qui a été bâtie et peuplée selon le programme détaillé par Herzl dans son livre L’État juif. La première traduction de Altneuland, éditée par Nachum Sokolov, a été publiée en 1904 sous le titre biblique de Tel Aviv, emprunté au livre d’Ézéchiel. C’est peut-être ce qui a fait de Tel Aviv, fondée cinq ans plus tard, en 1909, la première ville du monde à tenir son nom d’un livre.
6. Voir le célèbre texte de Roland Barthes, La Tour Eiffel, et l’ouvrage de Michel Foucault, Surveiller et punir, pour plus de précisions sur la façon dont l’observation du haut d’une tour “intellectualise” le paysage. Ariella Azoulay relie cette vision depuis une hauteur à un autre des travaux de Shlomo Gur : en 1937, Gur prit une série de photographies des toits de la vieille ville de Jérusalem, pour préparer la défense du quartier juif. Ariella Azoulay, qui donne une description détaillée de ces clichés dans l’introduction de l’ouvrage où sont publiées ses conversations avec Shlomo Gur, les a interprétées comme un exemple de “l’oeil officiel de l’État d’Israël” (Ariella Azoulay, How does it look to you?, op. cit., p. 28). On devrait aussi rappeler, dans ce contexte, le slogan mythique inventé par un soldat épuisé de l’Armée israélienne, après l’assaut réussi sur le mont Hermon, en 1973, qui l’appela “les yeux de l’État”.
7. Henri Lefebvre, “Espace et politique”, in Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, éditions Anthropos, 1968, p. 207.
8. Dans ce contexte, on ne peut ignorer le travail de mon professeur, Paul Virilio, tout spécialement son ouvrage Guerre et cinéma, Londres et New York, Verso, 1999.
9. C’est un exemple concret de l’affirmation de Lefebvre selon laquelle “un paysage qui a été instrumentalisé devient un paysage politique” (Henri Lefebvre, “Espace et politique”, op. cit., pp. 277-278).
10. Un néologisme de Virilio.
11. Voir par exemple l’explication de Virilio sur le lien existant entre les projecteurs des batteries antiaériennes de la Seconde Guerre mondiale et l’emblème de la 20th Century Fox, de même que d’autres réalisations spectaculaires, telle la cathédrale de lumière d’Albert Speer à Nuremberg.


La littérature contre l'architecture (l'architecture et Michel Houellebecq, 2008)


"Le béton crie" - graffiti par Michel Houellebecq, 2011

1. l'euphémisme architectural
L'architecture, il fallait y croire. Pour faire de l'architecture, c'est-à-dire pouvoir voire le monde en tant qu'architecture et en plus le projeter en tant qu'architecture, on est presque obligé de voir la vie en rose. En un sens, on peut dire qu'en dehors de ses rôles traditionnels d'embellir la réalité ou parfois de servir comme refuge de la réalité, l'architecture est une sorte d'euphémisme du réel. Parfois, on peut embellir le réel rien que par son couronnement en tant qu'«architecture», c'est-à-dire par l'addition d'un discours ou une phraséologie architecturale.
En tant que jeune architecte, on est souvent éduqué selon des idées plutôt idéalisantes de l'architecture. «L'architecture est une musique pétrifiée» (Goethe); ou «L’architecture est le jeu magnifique des volumes assemblés sous la lumière» (Le Corbusier)…
Cette idéalisation romantique a profondément marqué toute cette tradition discursive qu'on appelle aujourd'hui «architecture moderne» (architecture post-moderne inclus), mais la contraint de se replier sur elle-même. Tout le monde connait les fameux slogans qui détaillaient les vertus de la bonne architecture moderne et définissait des règles très précises selon une éthique autonome, noble et essentialiste tel que «Form follows function» (Louis Sullivan), «Less is more» (Mies Van Der Rohe), «Le plan procède du dedans au dehors» (encore, Le Corbusier); ou «La beauté est la radiation de la vérité» (Mies Van Der Rohe citant St. Augustin à la Reine d'Angleterre).
Le problème était qu'en générale, l'homme n'avait plus rien à faire dans cet univers idéal: «L'architecture est la volonté d'une époque traduit dans l'espace» a dit Mies, «nous sommes concerné par des problèmes de nature générale, l'individu a perdu de signifiance. Son destin ne nous intéresse plus».
Forcement, en architecture, et surtout dans les conditions de la modernité, la question de l'humain a du laisser la place au technique, au social, au publique: «L'architecture est l'expression de l'être même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l'expression de l'être des individus», a écrit Bataille. Et malheureusement, puisque ce n'est que «celui qui ordonne et prohibe avec autorité, qui s'exprime dans les compositions architecturales», l'individu «n'a pas d'autre chance que la monstruosité bestiale (…) pour échapper à la chiourme architecturale».
De là, si on est vraiment honnête, on n'est pas vraiment loin de constater que ce n'est pas que l'architecture moderne est indifférente à l'humain, c'est qu'en fait, elle est souvent, et de plus en plus, opposé et contraire à l'humain. Ce n'est donc pas un hasard que dans «La Source Vive» le roman paradigmatique de Ayn Rand, il s'avère qu'en dehors de tous les débats entreprit dans le livre, sur l'architecture moderne et son integrity, les deux principales protagonistes, les architectes Roarck et Keating, sont des criminels: l'un commet un viol, l'autre un meurtre.
Rares sont les architectes qui l'ont admit. On peut citer surtout des architectes de tendance brutaliste, qui par définition sont sensé de dire la vérité: Alison et Peter Smithson qui demandait d'extraire «une poésie brute des forces confus qui sont en action»; ou de manière encore plus claire Claude Parent et Paul Virilio, qui ont plaidé dans les années soixante pour une «architecture qui résiste à l'homme, qui lui fait obstacle …».
La critique des années soixante, Foucault, Lefebvre et notamment la théorie du spectacle de Guy Debord, a largement développé cette idée d'une architecture qui est contraire à l'homme, qui par son rôle opérationnel et par son caractère spectaculaire, est «la technique même de la séparation».
Aujourd'hui, face aux challenges morales de la pratique, en Israël comme ailleurs, si on veut être architecte et intègre, on est obligé soit de se dire, comme l'a fait Rem Koolhaas avec une extrême élégance et honnêteté «Si nous ne pouvons pas être responsables, soyons irresponsable», soit de devenir responsable et de refuser l'architecture, être responsable mais pas coupable.



2. Le crie du béton
Au départ, Houellebecq part d'une sensibilité très semblable à celle de la génération des architectes brutalistes. L'architecture n'est pas faite pour les humains mais par les humains, et en ce sens, elle est avant tout une trace de l'humain. Comme il l'a noté en avant propos du premier texte de RESTER VIVANT, «Le béton marque la violence avec laquelle il a été frappé comme mur. Le béton crie…».
Cet amour pour la violence du béton, pour ce cri, a été un des sujets majeurs de l'architecture moderne depuis les années cinquante. Ce qui a été toujours très paradoxal dans cette recherche (et je le sais bien car j'ai construit un bâtiment tout en béton), c'est son quête de vérité: montrer les matériaux «as is». Le béton dite «brute» est censé d'être une trace honnête, un enregistrement de tout un processus qui s'étend dans le temps, et que par sa technologie est à tout moment susceptible à des irrégularités et des pépins. Deux camions de béton sortent en même temps de l'usine. Si l'un d'entre eux va griller un feu rouge, en arrivant au chantier leurs couleurs seront différentes. Et ce n'est qu'un exemple. Toute la grammaire et tout l'art de l'architecture du béton est composée des petits astuces pour contrer ce genre de problèmes. Et ceci pour une simple raison - les architectes qui travaillaient sur le béton, ont été toujours intéressés par la trace de la vérité plutôt que par la vérité elle-même.
Même dans leurs positions le plus critiques et radicales, en voulant être «responsables mais pas coupables», les architectes sont piégés toujours dans la boucle de l'euphémisme architectural, ils y croient toujours, en l'architecture.
Houellebecq, de sa part; qui n'est pas architecte, s'engage, comme Perec dans son temps, dans le rôle d'«utilisateur d'espace», pour se demander à travers la trace architecturale, la question qui l'intéresse: «et l'homme, que dirons-nous de l'homme?»

3. Zoologue de l'humain
Que dirons-nous alors de l'homme? De sa position de «zoologue de l'humain», Houellebecq dit toujours des choses très simples. Les questions qu'on doit se poser sur l'architecture sont donc très simples aussi: Qu'est ce que c'est? A quoi ça sert? Qui l'a fait? Pourquoi c'est fait comme ça? Combien ça coute?
Ce même genre de questions doit se poser aussi sur l'apparence architecturale, qui après tout, comme l'a remarqué jadis Adolf Loos, son rôle n'est pas très différente de celle de l'apparence humaine. Ca ne risque pas de dire qu'un des grands sujets de Houellebecq c'est justement cette expérience d'être mal dans sa peau, comme il a écrit dans cette fin envoutante de EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE: «Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L'impression de séparation est totale; je suis désormais prisonnier en moi-même. Elle n'aura pas lieu, la fusion sublime; le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l'après-midi».
Cette expérience d'être mal dans sa peau s'étend vers cet écrasement du monde extérieur vers les peaux architecturales: et en générale, on n'y va pas mieux.

4. Les rayonnages de l'hypermarché social
Dans «Approches du désarroi», un texte paradigmatique dans l'œuvre de Houellebecq et un des textes les plus aigue écrites sur l'architecture contemporaine, Houellebecq analyse le rapport entre mouvement, information et architecture. Dans ce texte il esquisse les contours de sa propre géographie et nous présente une vision de l'architecture qui est dépouillé de toute phraséologie, de toute euphémisme - exactement comme il y écrit un peu plus loin dans le texte, et peut être pour la première fois, sur les critères d'échanges sexuels qui demeuraient long temps «tributaires d'un système de description lyrique, impressionniste et peu fiable».
Si on juge donc l'architecture sans les béquilles de ce système de description, rien que sur le mode opératoire, c'est-à-dire qu'on ne se demande pas comment ça se voit, l'architecture, mais comment ça marche et qu'est que ça fait, on constate que l'architecture contemporaine n'est qu'un «vecteur d'accélération des déplacements» et que son programme, comme le démontrera Houellebecq dans les années à venir, est très simple: «construire les rayonnages de l'hypermarché social».
Depuis ses débuts poétiques, en passant par ses romans et essais, Houellebecq reproduit d'une manière élaboré la géographie artificielle de ces rayonnages de l'hypermarché social. Cette géographie, qui est à la fois paradisiaque et infernale, hyper-réelle et complètement hallucinée, est peuplé par des endroits hétérotopiques et utopiques, tels que pensionnats, clubs de vacances, hôpitaux psychiatriques, et par des objets d'architecture contemporaine tel que tours de bureaux, hôtels, hypermarchés, immeubles d'appartement.
Dans un poème dans LE SENS DU COMBAT, cette géographie, est décrite comme une seule machine qui est composée par des components différents; ça commence à tourner depuis «le métro et le périf», qui se banchent à la tour GAN, « là que se décide ma vie», dans laquelle les cadres montent dans des ascenseurs de nickel et les secrétaires remettent du rimmel; et puis ça avances «sous les maisons, au fond des rues» vers des objectifs inconnues.


5. déplacement
Les déplacements des protagonistes dans le rayonnage social sont souvent basés sur la figure de la dérive, dont sa fameuse définition de Guy Debord de «passage hâtif à travers des ambiances variées» résonne bien avec la définition de Houellebecq de l'architecture contemporaine comme «vecteur d'accélération des déplacements».
L'idée du déplacement est cruciale, car chez Houellebecq on n'arrête jamais de se déplacer, de décamper, de dépayser, souvent en perdant son but, à l'image de cette description complètement banale mais complètement originale de Paris, à travers les yeux du narrateur de EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE, qui revient dimanche matin dans un quartier pour chercher en vain sa voiture.
Ce mécanisme de déplacement a tendance à s'accélérer, à se reproduire et à devenir de plus en plus excessif, d'aller encore plus loin et de transformer le territoire-même. Les lieux n'ont plus lieux - les centres de vacances et de prostitution en Thaïlande, les villes des retraités Allemands en Espagne ou en générale tout ce court circuit globale causé par le mécanisme mondial de déplacement entre le nord et le sud. Sa culmination se définit par le «double bind paradoxe» décrit dans PLATEFORME, ou le bagpacker occidental est forcé de chercher toujours des endroits nouveaux, qui ne sont pas «contaminé» par ses semblables.
L'architecture Houellebecquienne est donc composée surtout par des lieux de et des appareils de déplacement – métro, train et ascenseurs au début, et plus tard bien sur, les aéroports, les cars de touristes ou les Mercedes. Les lieux sont des espaces temporaires conjoncturels par définition, l'entreprise ou le night club dans EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUTTE, les camps, dans LES PARTICULES ELEMENTAIRES, le club hôtels dans PLATEFORME ou les espaces de la secte elohimite dans UNE POSSIBILITE D' UNE ILE.
L'état d'exile est permanent et intérieur. Chez Houellebecq, une maison ce n'est pas une chose qu'on habite; c'est une chose qu'on vend, comme le fait le protagoniste de PLATEFORME au tout début du roman, pour pouvoir voyager, pour pouvoir lancer le jeu de déplacement et surtout pour pouvoir jamais retourner.
L'état d'exile s'applique aussi sur le corps humain, avec sa peau frontière sous l'écrasement du monde extérieur. La séparation est totale même entre les différents organes, comme il est démontré avec ce refuge véritablement «partiel» que le narrateur découvre dans CLEOPATRE 2000, une sorte de pièce d'architecture qui est à la fois fantastique et minimaliste: «une petite cabine hermétiquement close, dont les parois sont percées de trous ronds, à quatre vingt centimètres du sol».
(Les amateurs de peinture se souviendront d'une belle série de tableaux de Jasper Johns qui s'appelle «Dutch Wives», portant sur le mythe d'une planche trouée que les marins Hollandais emmenaient avec eux en bateaux).

6. La littérature contre l'architecture
Revenons à «Approches du désarroi». Vers la fin de cet essai, Houellebecq avance l'idée de la littérature comme le «véritable et seul art conceptuel», en l'opposant à la dérision générale de l'architecture et de l'art contemporains. «Un livre ne peut être apprécié que lentement», il dit. Contrairement à l'état actuel des choses, ou, à l'image de l'architecture qui ne fait qu'accélérer le mouvement et le déplacement, il n'y a pas de lecture sans arrêt, sans retour à l'arrière; face à un livre le lecteur est obligé d'avoir une existence individuelle et stable, il ne peut plus être un simple consommateur mais devient un en quelque manière un sujet.
La littérature en ce sens est cette «Poésie du mouvement arrêté» dont il parle en se souvenant d'une expérience pendant l'hiver 1986, ou il a été cloué dans une gare d'Avignon pendant la grève SNCF, il rapporte ce moment presque magique: «Il y a eu un instant d'arrêt, d'hésitation, d'incertitude métaphysique».
La possibilité d'arrêter l'accélération donne à la littérature une force inattendu face à l'architecture dans laquelle elle habite:
«La littérature s'arrange de tout, fouille parmis les ordures, leche les plais du malheur. Une poésie paradoxale, de l'angoisse et de l'oppression a pu naitre au milieu des hypermarchés et des immeubles de bureaux». Et je pense que c'est là le grand humanisme du projet de Houellebecq, c'est cette proposition qu'il offre au lecteur de participer dans ce moment d'arrêt: «Chaque individu est cependant en mesure de produire lui-même une sorte de révolution froide, en se plaçant pour un instant en dehors du flux informatif-publicitaire… il suffit LITTERALEMENT, de s'immobiliser pendant quelques secondes».

Le rhétoricien de la modernité (Postface, édition Hebraique de Vers Une Architecture, Babel 1998)

L’ampleur des réactions qu’a provoquée et que provoque encore l’œuvre de Le Corbusier reste sans précédent, même dans l’histoire si tumultueuse de l’architecture moderne. Cette passion témoigne de la diversité, de la complexité, voire peut-être du mystère de l’homme lui-même. Mais elle révèle surtout chez Le Corbusier, bien plus que chez n’importe quel autre architecte moderne, une qualité qui focaliserait tout ce que l’on aime, comme tout ce que l’on déteste dans l’architecture de ce siècle. Ce qui fit de Le Corbusier le chef de file du camp des modernistes(1) et qui lui attacha tant de sympathies, d’admirations et de fidélités, ne manqua pas de lui attirer également une kyrielle de critiques. De par le rôle central qu’il joua dans le Mouvement Moderniste, le statut quasi canonique de ses écrits, son activité polémique et sa personnalité charismatique, il devint la cible favorite de toutes sortes d’attaques contre l’architecture moderne. Et puisque l’on ne peut concevoir de débat sur le modernisme sans Le Corbusier, l’histoire de ses écrits et des controverses qu’il a suscitées est, à bien des égards, l’histoire-même de l’architecture moderne.

On a très peu écrit sur Le Corbusier écrivain, et sur les rapports entre ses textes (2) et ses activités dans les domaines de l’architecture et de l’art. C’est d’autant plus surprenant qu’il a fait paraître plus de quarante livres de son vivant, indépendamment de dizaines d’autres publications, et du projet de l’œuvre complète. Dans « Vers une Architecture », son premier livre écrit sous le pseudonyme de Le Corbusier, on trouve déjà tous les éléments caractéristiques de son écriture : son souci de la continuité structurale, son style pugnace, l’éminence des fonctions qu’il occupe (ingénieur, savant, industriel, historien, etc…), ainsi que ses démonstrations illustrées tirées de domaines sans rapport direct avec l’architecture.

Il est d’usage, à plus d’un titre, de lire « Vers une Architecture », comme la tentative de fondre en une doctrine unique tous les éléments théoriques et toutes les tendances qui régnaient au début du siècle dans la pensée moderniste de l’architecture, mais également d’intérioriser des idées qui avaient déjà commencé à germer dès la fin du XVIIIe siècle. C’était bien la première fois que l’on pouvait tout trouver en un seul volume : des usines et des silos américains comme chez Walter Gropius, des habitations en séries comme chez Voisin, des codes éthiques comme chez Adolf Loos, des maisons-machines comme chez Antonio Sant’Elia, du béton armé comme chez Auguste Perret, de l’urbanisme industriel comme chez Tony Garnier, des cités utopiques comme chez Claude-Nicolas Ledoux, des villes flottantes comme chez Jules Verne, des héros-ingénieurs comme chez Hector Horeau et Henri Labrouste, sans oublier les impressions et les croquis que Le Corbusier avait ramenés de ses voyages en Italie, en Grèce et en Asie Mineure, les concepts et les contenus imprégnés de la tradition académique de l’Ecole des Beaux Arts, comme les « tracés régulateurs » ou les principes de la composition élémentariste, de même que les conceptions libérales et technocratiques de la bourgeoisie française.




Cette qualité unificatrice – ou désunificatrice – de la doctrine de Le Corbusier se répercute sur la façon dont on saisit son œuvre, comme d’ailleurs sur celle dont on appréhende l’ensemble du mouvement moderniste. Dans les deux cas, si l’on considère la ressemblance « optique » entre les travaux de Le Corbusier et ceux de ses contemporains, alors que l’architecture moderne réussissait à formuler un certain nombre de signes distinctifs visuels et idéologiques, nous devons tenter de nous libérer de conventions profondément enracinées, admises depuis l’exposition du « Style International » de 1932 concernant la primauté du monolithisme « stylistique » du Mouvement Moderniste sur ses pulsions théoriques et toutes les idées dont il se nourrissait. Trois-quarts de siècle plus tard, il sera beaucoup plus utile d’étudier non plus les ressemblances et les convergences, mais bien les clivages, les lignes de démarcation et la spécificité des uns et des autres. A cet égard, on peut voir surgir de nouvelles questions sur la « modernité » de Le Corbusier, et sur la pertinence de l’hypothèse qui soutend des thèses comme celles du « Style International » et qui s’intègre aux questions de ce genre sur la possibilité éventuelle d’un paradigme idéal et abstrait permettant de vérifier la conformité ou la non-conformité de tel ou tel phénomène. On peut ajouter par parenthèse que, vu le rôle de Le Corbusier dans ce formidable mouvement qu’a été « l’Architecture Moderniste », il est difficile de concevoir un tel paradigme qui ne le prenne pas en compte.

Le Corbusier avait pour ambition de « mettre de l’ordre » dans la profusion d’idées qui inondaient l’Europe durant les deux premières décennies de ce siècle. C’est dans ce but qu’il commença par réunir en un seul volume les manifestes qu’il avait rédigés dans la revue « L’Esprit Nouveau ». Deux ans auparavant (3) Adolf Loos avait lui aussi rassemblé ses écrits pour les publier chez le même éditeur parisien « George Crès et Cie ». Le Corbusier, quant à lui, prit beaucoup de peine à conférer à ses textes disparates un caractère homogène. Son effort se ressent dans le graphisme et la mise en page du recueil, mais aussi et surtout dans le soin apporté à la conception de son « Architecture », avec le chapitre d’« Argument » qui, après avoir été exposé succintement dans les premières pages, se déroule tout au long du livre d’une façon quasi-cartésienne, créant ainsi une structure musicale de fugue, avec son staccato autoritaire et sa répétitivité si suggestive. Cette forme est soutenue par une langue au ton « pédagogique », qui ne craint pas la solennité de la première personne du pluriel. Cet emploi du « nous » ne détonne en rien des manifestes du début du siècle. Contrairement à d’autres textes polémiques, « Vers une Architecture » ne représente pas la tendance d’opposition collective d’un groupe de pression réel ou imaginaire, comme par exemple les manifestes futuristes, mais reproduit bien la situation traditionnelle d’un professeur face à sa classe, avec la démonstration ex cathedra de la sagesse mathématique, au nom d’une soit-disant « communauté » scientifique. Dans d’autres cas (4), ce style adopte le ton d’une certaine élite citoyenne, ou bien d’un certain « bon sens » bourgeois et libéral.

Pour trouver une réponse à la question de savoir dans quelle mesure Le Corbusier réussit à atteindre son but et à regrouper la profusion des idées dont il traite, on doit sans doute relire son livre plus d’une fois. Pourtant, dans le moule si élaboré du livre - qui veut apparaître comme le déroulement suivi et ordonné d’une thèse - dès la première lecture de « Vers une Architecture », on découvre très rapidement des passages décousus et des contradictions internes.

Sous l’apparence de logique cartésienne, de déduction logique, de détermination, de ton proclamatoire et d’ « objectivité » du discours de Le Corbusier, murmure un élément subjectif dont les expressions cérémonieuses, avec la distance des années, deviennent de plus en plus dominantes. Le « nous » objectif est trahi sans arrêt par des réflexions réellement personnelles, et le rationnalisme de la leçon d’architecture s’accompagne de flèches empoisonnées tirées par l’homme Le Corbusier à l’encontre de « Messieurs les Architectes », diplomés de l’Ecole des Beaux Arts et intégrés à l’establishment architectural.

La principale difficulté de la lecture de « Vers une Architecture » découle des virages en épingle qu’opère Le Corbusier entre des positions qui peuvent paraître contradictoires, mais également entre des conceptions d’époques et de mondes différents. Cette difficulté, incarnée dans sa forme la plus pure dans la juxtaposition sur la même page de photographies du Parthénon et de la voiture « Delage Grand Sport », ou dans ce qui peut se lire comme des oppositions du genre : « esthétique d’ingénieur, architecture », se renforce encore davantage dans l’ambition non-dissimulée de Le Corbusier de formuler une doctrine ordonnée pour l’architecture moderne. Cette aspiration se fera de plus en plus forte dans ses livres suivants, et dans une certaine mesure, elle se concrétisera dans « la Charte d’Athènes » et dans le statut canonique dont elle bénéficiera.

On peut voir ainsi par exemple, comment le Corbusier, comme beaucoup d’autres de ses contemporains, développe le thème de l’ingénieur - bon sauvage pas « perverti » (« les ingénieurs sont sains et virils, moraux et joyeux »), sachant poser les bonnes questions, bien formuler les problèmes, et produire en toute innocence les formes primaires, les tirant directement de l’autorité objective de la science ou des mathématiques. Quelques pages plus loin, cependant, il retourne au cœur-même de la doctrine académique des Beaux Arts, à la composition, aux tracés régulateurs, aux grandes ordonnances de Versailles, et après avoir réduit l’abstraction à un « type » ou à un « standard », il recharge l’architecture d’un idéalisme d’ « intentions », ou d’un romantisme d’ « émotions ».


Ce dualisme, qui plane aussi sur les autres forces centrales de l’architecture moderniste en Europe (Gropius et Mies) – bien que dans une moindre mesure – se révèle dans sa forme la plus évidente chez Le Corbusier, et s’exprime de façons diverses dans l’ensemble de sa vie et de son œuvre. Dualisme parfaitement reconnaissable à la fois dans sa pratique et sa théorie, mais aussi dans les rapports qu’elles établissent entre elles, de même que dans les volte-face stylistiques qu’il a opérées au fil du temps. Ce dualisme s’exprime non seulement dans une très longue série d’oppositions internes, comme industrie et art, académisme et avant-garde, rationalisme et irrationnalisme, humanisme et machinisme, idéalisme et pragmatisme, etc…, ou dans le partage en « époques » (rationnelle et irrationnelle, blanche et grise), mais encore dans les fossés inévitables qui se creusent entre l’idée et sa réalisation, entre le paradigme de « la machine à habiter » systématique et l’objet construit, qui se révèle blanc, élégant et surtout minéral, ou bien entre les utopies industrialisées des « immeubles - villas » et des maisons en série, et entre les prototypes particuliers et uniques qui en sont sortis, comme le pavillon de « l’Esprit Nouveau » et la « Citrohan » de Weissenhoff.

La « dualité de Le Corbusier » est vite devenue le leitmotiv de la critique. En 1922 déjà, un an avant la publication de « Vers une Architecture », Marcello Piacentini cherche à comprendre les articles de Le Corbusier-Saulnier parus dans « l’Esprit Nouveau ». Tentant de concilier l’ancien et le nouveau, il se demande : « Sont-ils donc oppposés ?.. Existe-t-elle effectivement, cette distance entre l’ancien et le nouveau ? » Piacentini s’empresse de répondre, tout en acceptant de facto l’idéalisme de Le Corbusier, et affirme que le conflit entre l’ancien et le nouveau n’a pas de raison d’être, et que « l’on peut concevoir une architecture saine qui ne soit ni ancienne ni moderne, mais tout simplement vraie (5) ». Car il existe une vérité essentielle et non-historique, à partir de laquelle on peut établir une analogie entre Phidias au Parthénon et Le Corbusier à Paris ; c’est la vérité de "l’appréciation réaliste des matériaux et des besoins".

Pourtant, le temps passant, grandit chez de nombreux critiques l’impression que la dualité de Le Corbusier exprime des développements beaucoup plus complexes, qui ne pourraient se résoudre par le biais d’un « compromis » ni d’une « synthèse », et qui ne permettent pas non plus une lecture au premier degré. Il se peut que l’apparition de formes analogiques de dualité dans l’architecture de Le Corbusier ait aussi contribué pour beaucoup à ce phénomène : les transitions thématiques que Le Corbusier effectue avec une aisance relative dans la structure étroite et rythmée de l’ « Argument », et l’impulsivité qui éclate au sein-même du raisonnement rationnel ressemblent étrangement au « plan libre » qui se déroule dans la trame régulière des pilotis, ou au gai désordre diagonal qui surgit de la fenêtre en longueur. L’une des interprétations les plus courantes consiste à tenter de décrire cette transition comme essentiellement dialectique. On trouve ce genre d’interprétation par exemple chez Kenneth Frampton (6) et Françoise Choay (7), et sous une forme plus développée et rigoureuse chez Alan Colquhoun. Ce dernier prétend que la dialectique en question est particulière à Le Corbusier, et n’existe absolument pas dans les courants architecturaux apparus à la même époque en Hollande et en Allemagne (8). Il situe la logique dialectique de Le Corbusier dans les oppositions mentionnées plus haut, mais également dans les fossés qui se creusent entre l’architecte et l’artiste, entre le regard plongeant, global du planificateur et celui qui se borne au rez-de-chausée (9). D’après lui, cette dialectique engendre des contradictions internes insolubles dans la théorie de Le Corbusier, conduit à une abstraction fatale dans son urbanisme, mais confère à son architecture tout son sens avec le rythme régulier des pilotis, et engendre un ordre caché d’où jaillit l’improvisation libre du plan (Le Corbusier était féru de Jazz). De la rencontre de ces deux systèmes se crée une sorte d’interdépendance où l’un confirme l’autre, et le met en relief.

Mais la complexité de Le Corbusier n’a pas toujours joui d’un traitement aussi délicat, patient et complaisant que celui de Colquhoun : la percée de l’architecture moderniste en Amérique, et son intronisation en 1932 avec l’exposition et le catalogue du « Style International » d’Hitchcock et Johnson au Musée d’Art Moderne, jeta un voile - comme Johnson savait si bien le faire - sur ce point, qui reflète apparemment l’embarras que nombre d’Américains ont ressenti face à la surcharge d’idées chez les architectes européens, et aux gouffres qui séparent la théorie et la pratique, l’industrie et l’art, ou le pragmatisme et l’idéalisme. Hitchcock et Johnson, impressionnés par la cohérence et la ressemblance qui existaient entre les diverses expressions de l’architecture moderniste, n’ont pas tenu compte des complexités théoriques des architectes européens, préférant se concentrer sur les caractéristiques visuelles des nouveaux objets et sur leur dispersion géographique, afin de promouvoir l’idée d’une architecture moderne en tant que « style » nouveau, et le retour–même du concept de style comme une sorte de restauration historique après « le siècle sans style » (le XIXe siècle). Dans ce sens, d’après Hitchcock et Johnson, le rôle central de Le Corbusier écrivain n’est pas celui de théoricien mais bien celui de propagandiste. Leur classement des principaux concepts du « Style International », qui sont en fait presque tous tirés de « Vers une Architecture » (la division en volume, surface, plan), était purement instrumental, et la pertinence de ces concepts ne pouvait découler que de leur réalisation en tant que lexique et signes distinctifs d’oeuvres construites, et non comme système théorique : « l’architecture est toujours un ensemble de monuments réels, et non pas un vague corpus théorique ».(10)

Cette tendance, qui considère l’architecture moderniste européenne comme « un ordre nouveau », comme on dit des ordres classiques, s’est encore renforcée, et en est arrivée à son déni presque absolu avec les premières machines à habiter de Buckminster Fuller et sa tentative de penser des maisons qui soient de l’ingénierie pure sans bagage théorique superflu, sans architecture, sans « esthétique d’ingénieur », bref sans esthétique du tout. C’est ainsi que Reyner Banham, concluant son livre « Theory and design in the first machine age » se souvient des futuristes du début du siècle, salue Buckminster Fuller et sa maison « Dimaxion »*, et accuse les architectes européens d’un formalisme basé sur une « fausse simplicité » et sur de l’archaïsme technologique (11). Banham, en fait, pose là un argument de principe qui interprète la dualité de Le Corbusier comme une tare inhérente à l’architecture du XXe siècle, et y voit une sorte d’erreur historique : « il se peut que ce qui jusqu’à présent nous paraissait être de l’architecture, et ce que nous comprenons dans le mot technologie, soient deux choses inconciliables…L’architecte doit suivre les traces des futuristes et rejeter son bagage culturel… C’est un accident qui ne doit plus se reproduire car l"architecture y risquerait sa vie » .(12)

La position de Banham quant à l’esthétisation européenne de la technologie se développera plus tard dans son dernier livre (13), et l’amènera à reculer d’un pas pour étudier les sources américaines du modernisme européen. Ces sources prirent corps dans la série de photographies envoyées à Walter Gropius dans le courant de 1913, qui furent publiées dans la revue annuelle « Werkbund » de la même année et tombèrent quelques années plus tard entre les mains de Le Corbusier et d’Erich Mendelson (14). Selon Banham, l’architecture moderniste d’Europe n’avait pas conçu d’utopie nouvelle, mais comme le suggère le titre du livre, avait découvert son Atlantis perdue sous la forme de l’architecture industrielle d’Amérique. Ou en d’autres termes, le moment révolutionnaire de l’architecture européenne dans les années 20 n’est autre que l’appropriation, la canonisation de constructions américaines qui n’avaient rien de canonique. L’engouement des Européens pour les bâtiments des zones industrielles en Amérique, et la distinction qu’ils établissaient entre ceux-ci et l’architecture canonique des grandes villes (et tout d’abord celle de Chicago), s’expriment d’après lui dans la réflexion que fait Le Corbusier à la fin du « Second Rappel à Messieurs les Architectes » : (« Ecoutons les conseils des ingénieurs américains. Mais craignons les architectes américains ».)
Banham examine avec soin les deux sortes de construction industrielle américaine qui influençèrent le « Style International » quant aux phénomènes du modernisme européen et aux nouveaux concepts de Le Corbusier et de Gropius : le dailight factory (avec la façade ouverte, la structure minimale en béton, le mur-rideau et « la surface »), et l’élévateur de grains (avec l’architecture non-anthropocentrique, les silos, la maison-machine et « le volume »). En fait, d’après Banham, l’opposition entre l’Europe et l’Amérique n’est pas celle qui règne entre « l’architecture » et « l’esthétique de l’ingénieur », comme l’écrit Le Corbusier, mais bien l’antagonisme qui sépare l’esthétique de l’ingénieur et l’ingénierie-même. La recherche de Banham soulève des points importants quant à la chronologie de l’emploi du béton armé et des méthodes industrialisées de construction : lorsque Le Corbusier conçoit le « Dom-ino » en 1914, il ne sait pas qu’en Amérique on utilise, depuis une dizaine d’années déjà, des méthodes industrialisées de construction en béton armé bien plus avancées (15). La principale raison du développement de ces techniques en Amérique n’est ni éthique ni esthétique : elle découle des propriétés du béton armé, préférables à celles de l’acier en cas d’incendie ou de tremblement de terre, et du besoin d’économiser le revêtement de l’acier pour la protection contre le feu. Quand Banham compare le Dom-ino de Le Corbusier et le système de Ransom, il ne peut que s’émerveiller du fait que, tandis que le système de le Corbusier ne représente qu’une « idée purement intellectuelle, qu’aucun détail provenant d’un besoin de réalisation n’a effleurée », le système américain, lui, « offre tous les indices d’une expérience technique et de la réalité du chantier»(17). Et pour illustrer l’écart esthétique des Européens, et la prépondérance qu’ils accordaient aux considérations de style sur celles de fonctionnalisme et de performance, il soulève le problème le plus épineux (et le plus douloureux), celui de la toiture-terrasse . Dans les années 20 et 30, en effet, tous les toits plats d’Europe suintaient. On peut trouver de nombreux témoignages de la chose dans les vieilles photographies de la « Villa Savoie », par exemple, datant d’avant les grands travaux de restauration entrepris depuis les années 80. Tous les architectes de l’école du « Style International » étaient conscients du problème, mais cela ne les a pas empêchés de continuer sur leur lancée. En Amérique, par contre, les toitures étaient, à la même époque, d’une étanchéité absolue et le sont restées jusqu’à nos jours. L’échec sytématique des toitures en Europe s’explique, d’après Banham, par le fait que la seule information sur les toits plats que possédaient les Européens, (et aucun d’entre eux à l’époque n’avait mis les pieds sur le sol du Nouveau Monde pour en étudier les constructions de plus près), consistait en cette petite collection de photogaphies que possédait Gropius. Ce qui fait d’ailleurs du « Style International » « le premier mouvement architectural à se baser non pas sur une expérience personnelle de terrain, ou sur une étude de plans détaillés, mais sur une confiance presque exclusive dans des témoignages et dans le medium de la photographie (18). »

Il est difficile de réfuter l’étude minutieuse de Banham et de discuter ses conclusions si pertinentes, ou les exemples et les témoignages convaincants qu’il amène. Mais son propre bagage idéologique l’empêche de reconnaître le fait que, dans le dilemme historique qui oppose Buckminster Fuller et Le Corbusier - entre la « Dimaxion » pragmatique de l’ingénieur, entièrement fabriquée en usine et transportée en camion ou en hélicoptère sur le chantier, et la « maison-Citrohan » romantique de l’architecte, fabriquée en pièces détachées et montée sur place pour pouvoir laisser libre cours à une expression « personnelle » - l’industrie et le marché ont finalement opté pour la seconde possibilité. On peut éventuellement qualifier d’« accident historique» la renonciation de l’architecture et de l’industrie de la construction au progrès accéléré, qui était la prérogative de domaines comme l’aviation et l’information, mais ce n’est certes pas le fait de Le Corbusier, Gropius et Mies. C’est ce même bagage idéologique qui empêcha Banham de voir « le verre à moitié plein », et d’en tirer, quant au rôle central de la photographie dans la formation du « Style International », des conclusions nouvelles sur la modernité.

Ces nouvelles conceptions n’ont commencé à se faire jour que dans la dernière génération de critiques. Il est très probable qu’elles doivent beaucoup à des recherches approfondies comme celle de Banham, sans oublier à cet égard les travaux de Beatriz Colomina (19) et de Mark Wigley (20). Eux aussi essaient dans leurs livres de considérer « le verre à moitié plein » de l’architecture moderne, mais également de comprendre que ce regard-là ne peut se faire qu’à travers la paroi tachée du verre. Ils admettent a priori que le monde platonicien que des architectes comme Le Corbusier et Adolf Loos tentèrent de créer, n’a non seulement jamais vu le jour dans la réalité, mais qu’il était dès le début contaminé par des éléments déjà exclus du canon purifié du modernisme - la photographie et les media en ce qui concerne Colomina, la mode et l’ornement pour Wigley. Dans ces deux cas, « le regard taché » permet – paradoxalement – une compréhension plus riche de l’architecture moderne dans l’Europe des années 20, de la modernité et de son aspiration non seulement aux sphères propres des idées pures, mais aussi à un monde qui serait « réel », habité dans le quotidien par des gens et des objets, par des désirs et des pulsions. Cette plénitude permet d’esquiver efficacement le piège de la bipolarité de dizaines d’années de critique moderniste, et le choix douloureux entre structure et ornement, rationnel et irrationnel, esthétique d’ingénieur et architecture.

Wigley tente dans son livre de déconstruire la rhétorique de l’architecture moderne européenne en général, et celle de Loos et de Le Corbusier en particulier, en dévoilant les pulsions « de mode » qui y fourmillent. Il suit la généalogie du mur blanc de Le Corbusier, et de la « loi du revêtement » d’Adolf Loos, et il élucide les relations complexes qui relient la mode, le vêtement et l’architecture. La dimension théorique de ces liens se matérialise de toute façon et très clairement dans le langage professionnel, aussi bien en allemand qu’en français. Mais elle est particulièrement sensible dans l’écriture de Le Corbusier et de Loos, généralement comme principal instrument rhétorique pour bâtir des hiérarchies (comme par exemple entre structure et ornement), pour créer des analogies entre le vêtement et la maison et leurs valeurs respectives ( par exemple dans la comparaison entre mode masculine et mode féminine que tous deux établissent), ou comme moyen de création de l’être moderne idéal ( « l’homme typique » chez le Corbusier et le « gentleman » anglais chez Loos). A la lumière de ces éclaircissements, Wigley montre par exemple comment Le Corbusier raconte la nudité du mur (21) par l’intermédiaire du lait de chaux, ou comment il réhabilite des histoires mises au ban de l’Histoire officielle (comme par exemple la place centrale de la mode dans la relation qu’avaient Le Corbusier et Ozenfant (22)). Il expose aussi comment malgré le rôle capital qu’elle occupe – et peut-être à cause de lui – la pression de la mode sur l’architecture se voit passée sous silence, camouflée et réprimée. Dans un certain sens, sa thèse rappelle beaucoup le principe de la « fausse simplicité » qui apparaissait déjà chez Banham, mais Wigley, à la différence de Banham, ne se situe pas sur l’un des pôles de cette équation binaire. Cette fausse simplicité, il la présuppose déjà de toute façon, et l’intérêt qu’il lui porte ne se résume pas dans le fait qu’elle s’oppose à la doctrine, mais surtout dans la manière dont elle se forme et forme effectivement la doctrine.


Si Wigley traite de l’aspect de l’architecture moderne, de son look, Colomina, elle, étudie son regard. A son avis, l’architecture de Le Corbusier est une stratégie dont le rôle ne serait pas de former seulement un objet, mais essentiellement un regard, le sien. Qu’il s’agisse du regard mobile de la « Promenade architecturale », du regard extraverti porté sur la nature depuis la fenêtre en longueur de la Villa Savoie, du regard photographié sur la « chaise longue » tournée vers l’histoire ( alors que le visage de sa collaboratrice Charlotte Perland se tourne, lui, vers le mur), ou des regards périscopiques du penthouse de Bestegui et les panoramas mécaniques contrôlés de loin, le regard de Le Corbusier est toujours taché d’autres regards et de son être-même – du fait de la communication de masse, de l’air du temps et parfois aussi de ses préjugés. En analysant son regard, le problème de la « dualité de Le Corbusier » se résout presque de lui-même : Colomina réussit à esquiver élégamment le fameux « ou bien – ou bien » qui nous oblige toujours à fermer l’œil qui contemplait le Parthénon tandis que l’autre se porte sur la voiture « Delage – Grand Sport », puisqu’en fin de compte, il ne s’agit ni du Parthénon lui-même ni de la voiture en question, mais bien de leurs photographies. Et comme « les media rapprochent et égalisent tout, Le Corbusier ne prétend pas conserver la division hiérarchique de la matière en genres ou en types, mais présente à sa place une collusion de fragments compatible à l’expérience de la culture par l’intermédiaire des media ». (23)

La sélection très partielle présentée ici de critiques et d’études sur Le Corbusier et sur l’architecture moderne en Europe, ne peut que témoigner - outre de l’intérêt jamais démenti dont il fait l’objet - de la complexité de la démarche moderniste et de ces années 20 intercalées entre deux guerres mondiales.
Soixante-quinze ans après « Vers une Architecture », les modèles officiels de l’architecture moderne nous sont bien connus – ils ont été dictés intégralement à deux générations au moins d’architectes, et diffusés dans le monde entier par des livres comme « Vers une Architecture » et « Urbanisme », ou par des formules comme « les Cinq Principes » et « la Charte d’Athènes ». Ils ont été mis à l’épreuve et concrétisés par des constructions et des villes entières, depuis l’Amérique du Sud et jusqu’au Moyen Orient, et font partie intégrante du paysage du vingtième siècle. La spécificité de Le Corbusier ne se résume pas seulement à sa compatibité à un quelconque paradigme de « modernité », en tous cas pas comme il a été exposé dans la thèse du « Style International », et peut-être même pas comme lui-même l’a présenté. Il vaut la peine de focaliser le regard que l’on peut porter sur lui aujourd’hui sur l’élément individuel, qui manque toujours dans le recette standard du CIAM, et qui le différencie des autres.
Ce n’est pas dans des idées comme la « Do-Mino » que s’exprime la nouveauté de Le Corbusier (car les Américains y avaient déjà pensé), ni dans le rejet de l’ornement (car Loos l’avait déjà rejeté), ni dans l’affection qu’il portait aux silos d’Amérique (car Gropius l’avait déjà éprouvée). Ce qui le distingue de tous les autres, c’était cette pulsion qui le poussa à écrire « Vers une Architecture » et le reste, et à vouloir réinventer chaque fois l’architecture et le monde, dicter les règles.
Cette même pulsion l’amène également à s’attribuer le rôle de rhétoricien architectural de la modernité, et à inventer – par le biais de ce réseau serré de manifestes écrits, construits ou non-construits – un tout nouveau type d’architecte et d’architecture. L’évolution de ces dernières années nous permet de saisir que nous avions peut-être besoin de tout ce temps et de toutes ces critiques pour comprendre que les constructions de Le Corbusier étaient bien révolutionnaires car, pour la première fois, l’architecture ne se contentait plus seulement d’être et de paraître, mais prenait sur elle de faire voir et de parler.
Cet effort de « faire voir » se reconnaît dans une espèce d’ « excédent » rhétorique que l’on retrouve dans presque tout ce à quoi Le Corbusier a touché. Cet excédent des projets de Le Corbusier s’exprime dans le fait que d’entrée de jeu il en proclame le statut (type, modèle, prototype ou manifeste), il annonce qu’il a un « argument » et que son projet s’intègre à une statégie. Quelquefois, comme pour la « Dom-ino » ou la « Citrohan », ces arguments se transmettent de projet en projet. D’autres fois, comme dans le cas de l’ « Esprit Nouveau », il les dévoile partiellement. Dans tous les cas de figure, ces arguments sont toujours exposés grâce à des supports divers, qu’il s’agisse de texte, de plan ou de bâtiment, et prennent forme grâce aux liens qui s’établissent entre ces media. Le Corbusier, qui avait déjà développé cette accumulation de supports à l’époque de « l"Esprit Nouveau », l’améliora plus tard en un système global de « multimedia » lorsque, pour l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958, il créa en même temps que le Pavillon « Phillips » le spectacle audio-visuel et le livre « le Poème Electronique ». Un tel lien entre deux supports peut se matérialiser en une véritable relation, comme celle qui existe entre le Pavillon de « l’Esprit Nouveau »et le grand projet d’ « Immeuble de Villas », ou entre le Weissenhoff et la série des « Citrohans ». Cette relation ajoute au projet une dimension signifiante supplémentaire, extérieure à lui, mais avec une influence directe sur la façon dont on le lit : c’est ainsi que sa relation à l’ « Immeuble de Villas » fait du Pavillon de l’ « Esprit Nouveau » un fragment, et que sa relation à Citrohan fait du projet de Weissenhoff un échantillon. Des liens extérieurs d’un autre genre se concrétisent dans le statut du projet par rapport à un texte. Le texte chez Le Corbusier constitue une partie essentiele de la stratégie globale, et peut s’exprimer, dans la première mouture du projet comme publication (comme les projets de l’ « Esprit Nouveau »), dans un développement qui comprend livre et projet (comme « Urbanisme » et le « Plan Voisin » ou le « Poème Electronique » et le Pavillon « Philips »), dans le fait que le projet fasse partie d’un plus vaste projet de livre (comme les projets des deux livres de « Modulor »), et dans la présentation systématique du projet dont la qualité pictogrammique évoque la possibilité qu’il ait été conçu au sein du support écrit, avec toutes ses qualités, mais aussi toutes ses limites. Cette textualité du projet chez Le Corbusier s’exprime aussi par sa façon de s’accoler des « petits bouts de texte », en conférant cérémonieusement des noms aux projets, et en les transformant en concepts (Dom-ino, Frujes, Voisin), en pototypes (« Immeubles de Villas », « Citrohan », « Unité d"Habitation »),ou en oeuvres (« Les Heures Claires », « Clarté »). Tout cela confirme toujours Le Corbusier dans l’un de ses rôles préférés, en tant qu’industriel, inventeur ou artiste, et situe le projet dans le cadre d’une position clairement définie. L’abstraction de la construction de Le Corbusier ne se révèle plus seulement dans les formalismes du « Style International » (toiture-terrasse, mur blanc), mais encore dans le positionnement de l’oeuvre au sein d’un espace platonicien d’un projet, plus grand, qui serait une « pure création de l’esprit », mû par une « intention » extérieure et antérieure au projet.
C’est pourquoi la blancheur chez Le Corbusier ne parle pas seulement de la chemise blanche du « costume anglais » de l’ « homme civilisé », mais également de la source d’où tout découle, de la page blanche : dans nombre de projets de Le Corbusier la dimension graphique est soigneusement confirmée, comme on le voit dans le graphisme imaginaire des tracés régulateurs sur les façades, dans la trame des pilotis, dans les circonvolutions fluides du plan libre, dans l’orientation fixe « Nord-Sud », dans la forme orthogonale des plans d’urbanisme, ou bien dans des gestes encore plus poussés, comme les ombres non plus « portées de haut en bas » dans le projet des « rues à redents », mais à la manière d’un texte : « latéralement de gauche à droite » (24).
Cete déférence se retrouve également dans le rapport que Le Corbusier entretient avec la technologie. Tandis que la technologie de Mies s’inspire d’une tradition artisanale basée sur des passages calculés à l’échelle de 1 :1 d’un élément à un autre, et qu’elle prend en compte la logique et la procédure de la mise en oeuvre et du montage – moins pour les confirmer que tout simplement pour en exécuter les détails ; tandis que la technologie de Fuller qui, comme toute véritable technologie industrielle aspire à disparaître derrière des interfaces maniables (comme par exemple les boutons et les tableaux de contrôle au temps de Fuller, ou bien les moniteurs et les écrans d’aujourd’hui) – grâce à des systèmes généralement invisibles – chez Le Corbusier lui, le statut métaphorique de la technologie l’emporte sur la technologie elle-même. Dans «Vers une Architecture » (25), on peut apprendre deux ou trois choses sur le rapport de Le Corbusier à la technologie du bâtiment. Ainsi par exemple, dans un projet comme celui du « Groupe de maisons en série sur une structure Dom-ino » de 1915, Le Corbusier décrit-il des maisons construites à l’envers, et dans lesquelles les éléments de menuiserie fabriqués en usine avaient été installés avant les murs, ou bien dans le projet des « maisons en béton liquide » de 1920 dépeint-il la maison coulée d’en haut « comme on remplirait une bouteille de ciment liquide…et en trois jours elle sort du coffrage comme une pièce de fonte ». Ce « comme »-là, qui démoule d’un coup la maison terminée et monolithique, ne découle pas de la logique (ni de l’expérience) technologique d’un travail du béton, mais de l’émerveillement du regard enfantin sur la chaîne de production de l’usine, d’un regard qui ne saisit le processus que dans ses deux extrémités : au point de départ de la matière première et au point d’orgue du produit terminé. Même le prémontage des éléments fabriqués en usine – les placards et les portes – est moins lié aux problèmes et aux capacités véritables de 1915 qu’au statut ambigu de ces éléments – meubles et moules – qui s’imprègnent à la fois de la logique plastique du moulage artistique pour la sculpture en plâtre ou en bronze et du processus positif-négatif qu’elle implique, et de la poétique moderniste d’ « universalité » ou de multifonctionnalité, illustrée par le couteau suisse multi-lames de Victorinox (26). La construction de Le Corbusier, même lorsqu’il parle d’une technologie qui lui semble « haute », implique toujours sa popularisation et une sorte de « faire voir » analogue au travail manuel, à l’artisanat ou à la création artistique(27). Tous ces facteurs trouveront leur expression la plus entière et la plus rhétorique dans le projet d’«Unité d"Habitation » de Marseille en 1948 : la bouteille de 1920 reparaîtra (mais à l’envers) avec la technologie métaphorique du « range-bouteilles » et du « brise-soleil », le système de la « Dom-ino », la sculpture en béton sur le toit, et la programmation à usages multiples.

Cet excédent rhétorique est probablement ce qui a attiré tant de foudres sur Le Corbusier, tout autant que la colère de l’autre prophète de l’architecture moderne, Buckminster Fuller et de critiques comme Reyner Banham. Le Corbusier n’a pas conçu des bâtiments mais des idées de bâtiments, et lorsque celles-ci se matérialisèrent les constructions restèrent des thèses, des déclarations, des arguments. Il s’intéressa davantage à la rhétorique de la modernité qu’à la modernité elle-même ( et c’est-là précisémént ce qui le rend si moderne !), de même qu’il se passionna pour l’ « Esthétique de l"ingénieur » bien plus que pour l’ingénierie proprement dite. C’est peut-être la raison pour laquelle il a toujours su qu’il n’existait aucune contradiction entre cette esthétique et l’ « Architecture ». Voilà pourquoi la « machine à habiter » n’est pas une machine mais une maison qui se dit machine, et que la «maison en série » aspire toujours à être un prototype unique. C’est aussi pourquoi, sous toutes ses casquettes (industriel, inventeur, idéologue), Le Corbusier doit garder sa position fondamentale : celle de l’ « artiste », « plasticien » ou peintre de chevalet, position toujours liée à l’histoire de l’Art et aux « Beaux-Arts », à Phidias et à Michel-Ange, aux tracés régulateurs et aux grandes ordonnances classiques. Et c’est enfin la raison pour laquelle il ne passe pas, comme Banham l’aurait désiré et comme Mies tenta de le faire, de l’ « Architecture » à la discipline mitoyenne : « l"Art de bâtir »(28).

Il importe de lire aujourd’hui « Vers une Architecture » entre les lignes et hors des lignes. Le Corbusier fut sans aucun doute un architecte moderne, mais ce modernisme n’est peut-être pas exactement tout ce que nous croyons : en considérant l’ensemble de son travail, nous restons avec les bâtiments, les livres, et cet excédent rhétorique qui dit tout d’abord « qu"il y a sens ». Et après que se soient tues les discussions sur les significations de la « Citrohan », du « Plan Voisin » et de l’ « Unité d"Habitation », c’est bien là ce que Le Corbusier nous lègue de plus important, et c’est sans doute sa principale contribution à la survie de l’Architecture, du moins jusqu’à présent. Car cet excédent rhétorique, cet « il y a sens », sont peut-être tout ce qui nous reste pour distinguer l’architecte de l’ingénieur ou de l’entrepreneur, et pour permettre le pluralisme architectural d’aujourd’hui.



Sharon Rotbard, Tel Aviv-Jaffa 1998


(une version augmenté du texte a eté publié dans Studio Magazine avril 99 sous le titre « Esthétique d’un ingénieur, rhétorique d’un moderniste »)






Notes

1- Dès 1932, dans le catalogue du « Style Internationnal », Johnson et Hitchcock soutenaient que l’influence de le Corbusier primait toute autre. Cette prépondérance tenait surtout à sa personnalité et à ses écrits. Dans un article rétrospectif sur l’exposition quelque vingt ans plus tard, en 1951, Hitchcock réduit un peu le rôle de Le Corbusier, et remarque que le travail de Gropius et de ses élèves est « plus caractéristique du Style ( International) ».
Henry-Russel Hitchcock, Philips Johnson, « The International Style », V.W. Norton, New York, London, 1996 (1932), p. 47, 251
2- La place de choix que Le Corbusier réserva à l’écriture dans sa vie invite également à une autre sorte de critique, tirée non plus seulement de la théorie et de l’histoire de l’architecture, mais de la critique littéraire proprement dite. Bizarrement, c’est justement grâce à la traduction que l’on saisit le rôle immense de la langue dans la création d’une tradition et d’un langage architecturaux. Les difficultés de traduire en hébreu ou en d’autres langues des concepts comme ordonnance (en hébreu : מערך, en anglais : arrangement) ou modénature (en hébreu : הבלטיותen anglais : contour and profile), et la possibilité ou l’impossibilité d’établir un lien entre les subtilités du style et de l’écriture, et les positions sociales de Le Corbusier (par exemple dans « Architecture et Révolution ») soulèvent de vraies questions quant à la possibilité de le comprendre de l’intérieur ou à l’extérieur des contextes culturels dans lesquels il travaillait.
3- Adolf Loos, « Ins Leere Gesprochen », George Crès et Cie., Paris,1921
4- Voir par exemple le chapitre « Architecture ou Révolution ».
5- Marcello Piacentini : Le Corbusier’s « The Enginer's Aesthetic : Mass Production Houses »,1922 in « Le Corbusier in perspective », edited by Peter Serenyi, Prentice-Hall, 1975, p.27
6- Kenneth Frampton, « Modern Architecture, A Critical History », T&H, 1980, 1992, p.152
7- Françoise Choay, « Le Corbusier », George Braziller, New-York, p.24
8- Alan Colquhoun, « The Significance of Le Corbusier », in « Modernity and the Classical Tradition – Architectural Essays 1980-1987 », The MIT Press, 1989, p.169
9- Colquhoun, p.103
10 - Hitchcock, Johnson, p.137
11 - Reyner Banham, edition Hebraic de « Theory and design in the first machin age », « Dvir », 1978, p.340
12 - Banham, p.343
13 - Reyner Banham, « A Concrete Atlantis – U.S. Industrial Buildings and European Modern Architecture 1900 – 1925 », The MIT Press, 1986
14 - Banham, p.11
15 - Banham montre quelques croquis des systèmes de la Société Ernest L. Ransom, dont les brevets avaient été enregistrés dès 1903. Banham, p. 66-67
16 – Banham, p. 65
17 - Banham, p. 74
18 – Banham, p.18
19 – Beatriz Colomina, « Privacy and Publicity – Modern Architecture as Mass Media », The MIT Press, 1996
20 – Mark Wigley, « White Walls, Designer Dresses – The fashioning of Modern Architecture », The MIT Press, 1995
21 – Wigley, p.23
22 – Ozenfant s’intéressait de très près à la mode et aux vêtements. Avant et après son aventure puriste, qui fut pour lui un épisode momentané et exceptionnel, il gagnait sa vie en créant des robes, et possédait une boutique dirigée par sa deuxième femme. Wigley, p. 184
23 – Colomina, p. 128
24 – cf chapitre « Le Plan »
25 – cf chapitre « Les maisons en série ».
26 – Le couteau suisse de Victorinox fut inventé par Karl Elsner en 1884, trois ans avant la naissance de Le Corbusier.
27 – A ce propos, il faut noter l’importance des mains dans les photographies des projets de Le Corbusier, dans leurs croquis, dans la façon de les imprimer dans du béton sur les immeubles, ou bien dans la statue « La Main Ouverte » et dans le logo qu’il dessina pour la « Fondation Le Corbusier ».
28 – Dans ses écrits et dans ses conférences, Mies prit toujours soin d’utiliser le mot allemand baukunst et non son équivalent « grec » architektur. Fritz Neumeyer, qui réunit tous les écrits de Mies Van Der Rohe et les intégra à son étude, note cette particularité dans la préface de son livre. Dans la préface de l’édition française du livre, Jean-Louis Cohen ajoute que ce choix trouve son origine dans le livre de Herman Muthesius de 1902 « Stilarchitektur und Baukunst », où il charge ce mot allemand de significations anti-historiques et anti-artistiques. D’après Cohen, le livre eut une telle influence que lorsque l’on proposa en 1914 à Otto Wagner de publier la seconde édition de son livre de 1896 « Moderne Architektur », il décida de changer le titre du livre en « Die Baukunst unserer Zeit ».
Fritz Neumeyer, « Mies Van Der Rohe, Reflexions sur l"Art de Bâtir », le Moniteur, 1996, p.14,28
Titre original : « Mies Van Der Rohe, das Kuntlose Wort