mardi 6 décembre 2011

Le rhétoricien de la modernité (Postface, édition Hebraique de Vers Une Architecture, Babel 1998)

L’ampleur des réactions qu’a provoquée et que provoque encore l’œuvre de Le Corbusier reste sans précédent, même dans l’histoire si tumultueuse de l’architecture moderne. Cette passion témoigne de la diversité, de la complexité, voire peut-être du mystère de l’homme lui-même. Mais elle révèle surtout chez Le Corbusier, bien plus que chez n’importe quel autre architecte moderne, une qualité qui focaliserait tout ce que l’on aime, comme tout ce que l’on déteste dans l’architecture de ce siècle. Ce qui fit de Le Corbusier le chef de file du camp des modernistes(1) et qui lui attacha tant de sympathies, d’admirations et de fidélités, ne manqua pas de lui attirer également une kyrielle de critiques. De par le rôle central qu’il joua dans le Mouvement Moderniste, le statut quasi canonique de ses écrits, son activité polémique et sa personnalité charismatique, il devint la cible favorite de toutes sortes d’attaques contre l’architecture moderne. Et puisque l’on ne peut concevoir de débat sur le modernisme sans Le Corbusier, l’histoire de ses écrits et des controverses qu’il a suscitées est, à bien des égards, l’histoire-même de l’architecture moderne.

On a très peu écrit sur Le Corbusier écrivain, et sur les rapports entre ses textes (2) et ses activités dans les domaines de l’architecture et de l’art. C’est d’autant plus surprenant qu’il a fait paraître plus de quarante livres de son vivant, indépendamment de dizaines d’autres publications, et du projet de l’œuvre complète. Dans « Vers une Architecture », son premier livre écrit sous le pseudonyme de Le Corbusier, on trouve déjà tous les éléments caractéristiques de son écriture : son souci de la continuité structurale, son style pugnace, l’éminence des fonctions qu’il occupe (ingénieur, savant, industriel, historien, etc…), ainsi que ses démonstrations illustrées tirées de domaines sans rapport direct avec l’architecture.

Il est d’usage, à plus d’un titre, de lire « Vers une Architecture », comme la tentative de fondre en une doctrine unique tous les éléments théoriques et toutes les tendances qui régnaient au début du siècle dans la pensée moderniste de l’architecture, mais également d’intérioriser des idées qui avaient déjà commencé à germer dès la fin du XVIIIe siècle. C’était bien la première fois que l’on pouvait tout trouver en un seul volume : des usines et des silos américains comme chez Walter Gropius, des habitations en séries comme chez Voisin, des codes éthiques comme chez Adolf Loos, des maisons-machines comme chez Antonio Sant’Elia, du béton armé comme chez Auguste Perret, de l’urbanisme industriel comme chez Tony Garnier, des cités utopiques comme chez Claude-Nicolas Ledoux, des villes flottantes comme chez Jules Verne, des héros-ingénieurs comme chez Hector Horeau et Henri Labrouste, sans oublier les impressions et les croquis que Le Corbusier avait ramenés de ses voyages en Italie, en Grèce et en Asie Mineure, les concepts et les contenus imprégnés de la tradition académique de l’Ecole des Beaux Arts, comme les « tracés régulateurs » ou les principes de la composition élémentariste, de même que les conceptions libérales et technocratiques de la bourgeoisie française.




Cette qualité unificatrice – ou désunificatrice – de la doctrine de Le Corbusier se répercute sur la façon dont on saisit son œuvre, comme d’ailleurs sur celle dont on appréhende l’ensemble du mouvement moderniste. Dans les deux cas, si l’on considère la ressemblance « optique » entre les travaux de Le Corbusier et ceux de ses contemporains, alors que l’architecture moderne réussissait à formuler un certain nombre de signes distinctifs visuels et idéologiques, nous devons tenter de nous libérer de conventions profondément enracinées, admises depuis l’exposition du « Style International » de 1932 concernant la primauté du monolithisme « stylistique » du Mouvement Moderniste sur ses pulsions théoriques et toutes les idées dont il se nourrissait. Trois-quarts de siècle plus tard, il sera beaucoup plus utile d’étudier non plus les ressemblances et les convergences, mais bien les clivages, les lignes de démarcation et la spécificité des uns et des autres. A cet égard, on peut voir surgir de nouvelles questions sur la « modernité » de Le Corbusier, et sur la pertinence de l’hypothèse qui soutend des thèses comme celles du « Style International » et qui s’intègre aux questions de ce genre sur la possibilité éventuelle d’un paradigme idéal et abstrait permettant de vérifier la conformité ou la non-conformité de tel ou tel phénomène. On peut ajouter par parenthèse que, vu le rôle de Le Corbusier dans ce formidable mouvement qu’a été « l’Architecture Moderniste », il est difficile de concevoir un tel paradigme qui ne le prenne pas en compte.

Le Corbusier avait pour ambition de « mettre de l’ordre » dans la profusion d’idées qui inondaient l’Europe durant les deux premières décennies de ce siècle. C’est dans ce but qu’il commença par réunir en un seul volume les manifestes qu’il avait rédigés dans la revue « L’Esprit Nouveau ». Deux ans auparavant (3) Adolf Loos avait lui aussi rassemblé ses écrits pour les publier chez le même éditeur parisien « George Crès et Cie ». Le Corbusier, quant à lui, prit beaucoup de peine à conférer à ses textes disparates un caractère homogène. Son effort se ressent dans le graphisme et la mise en page du recueil, mais aussi et surtout dans le soin apporté à la conception de son « Architecture », avec le chapitre d’« Argument » qui, après avoir été exposé succintement dans les premières pages, se déroule tout au long du livre d’une façon quasi-cartésienne, créant ainsi une structure musicale de fugue, avec son staccato autoritaire et sa répétitivité si suggestive. Cette forme est soutenue par une langue au ton « pédagogique », qui ne craint pas la solennité de la première personne du pluriel. Cet emploi du « nous » ne détonne en rien des manifestes du début du siècle. Contrairement à d’autres textes polémiques, « Vers une Architecture » ne représente pas la tendance d’opposition collective d’un groupe de pression réel ou imaginaire, comme par exemple les manifestes futuristes, mais reproduit bien la situation traditionnelle d’un professeur face à sa classe, avec la démonstration ex cathedra de la sagesse mathématique, au nom d’une soit-disant « communauté » scientifique. Dans d’autres cas (4), ce style adopte le ton d’une certaine élite citoyenne, ou bien d’un certain « bon sens » bourgeois et libéral.

Pour trouver une réponse à la question de savoir dans quelle mesure Le Corbusier réussit à atteindre son but et à regrouper la profusion des idées dont il traite, on doit sans doute relire son livre plus d’une fois. Pourtant, dans le moule si élaboré du livre - qui veut apparaître comme le déroulement suivi et ordonné d’une thèse - dès la première lecture de « Vers une Architecture », on découvre très rapidement des passages décousus et des contradictions internes.

Sous l’apparence de logique cartésienne, de déduction logique, de détermination, de ton proclamatoire et d’ « objectivité » du discours de Le Corbusier, murmure un élément subjectif dont les expressions cérémonieuses, avec la distance des années, deviennent de plus en plus dominantes. Le « nous » objectif est trahi sans arrêt par des réflexions réellement personnelles, et le rationnalisme de la leçon d’architecture s’accompagne de flèches empoisonnées tirées par l’homme Le Corbusier à l’encontre de « Messieurs les Architectes », diplomés de l’Ecole des Beaux Arts et intégrés à l’establishment architectural.

La principale difficulté de la lecture de « Vers une Architecture » découle des virages en épingle qu’opère Le Corbusier entre des positions qui peuvent paraître contradictoires, mais également entre des conceptions d’époques et de mondes différents. Cette difficulté, incarnée dans sa forme la plus pure dans la juxtaposition sur la même page de photographies du Parthénon et de la voiture « Delage Grand Sport », ou dans ce qui peut se lire comme des oppositions du genre : « esthétique d’ingénieur, architecture », se renforce encore davantage dans l’ambition non-dissimulée de Le Corbusier de formuler une doctrine ordonnée pour l’architecture moderne. Cette aspiration se fera de plus en plus forte dans ses livres suivants, et dans une certaine mesure, elle se concrétisera dans « la Charte d’Athènes » et dans le statut canonique dont elle bénéficiera.

On peut voir ainsi par exemple, comment le Corbusier, comme beaucoup d’autres de ses contemporains, développe le thème de l’ingénieur - bon sauvage pas « perverti » (« les ingénieurs sont sains et virils, moraux et joyeux »), sachant poser les bonnes questions, bien formuler les problèmes, et produire en toute innocence les formes primaires, les tirant directement de l’autorité objective de la science ou des mathématiques. Quelques pages plus loin, cependant, il retourne au cœur-même de la doctrine académique des Beaux Arts, à la composition, aux tracés régulateurs, aux grandes ordonnances de Versailles, et après avoir réduit l’abstraction à un « type » ou à un « standard », il recharge l’architecture d’un idéalisme d’ « intentions », ou d’un romantisme d’ « émotions ».


Ce dualisme, qui plane aussi sur les autres forces centrales de l’architecture moderniste en Europe (Gropius et Mies) – bien que dans une moindre mesure – se révèle dans sa forme la plus évidente chez Le Corbusier, et s’exprime de façons diverses dans l’ensemble de sa vie et de son œuvre. Dualisme parfaitement reconnaissable à la fois dans sa pratique et sa théorie, mais aussi dans les rapports qu’elles établissent entre elles, de même que dans les volte-face stylistiques qu’il a opérées au fil du temps. Ce dualisme s’exprime non seulement dans une très longue série d’oppositions internes, comme industrie et art, académisme et avant-garde, rationalisme et irrationnalisme, humanisme et machinisme, idéalisme et pragmatisme, etc…, ou dans le partage en « époques » (rationnelle et irrationnelle, blanche et grise), mais encore dans les fossés inévitables qui se creusent entre l’idée et sa réalisation, entre le paradigme de « la machine à habiter » systématique et l’objet construit, qui se révèle blanc, élégant et surtout minéral, ou bien entre les utopies industrialisées des « immeubles - villas » et des maisons en série, et entre les prototypes particuliers et uniques qui en sont sortis, comme le pavillon de « l’Esprit Nouveau » et la « Citrohan » de Weissenhoff.

La « dualité de Le Corbusier » est vite devenue le leitmotiv de la critique. En 1922 déjà, un an avant la publication de « Vers une Architecture », Marcello Piacentini cherche à comprendre les articles de Le Corbusier-Saulnier parus dans « l’Esprit Nouveau ». Tentant de concilier l’ancien et le nouveau, il se demande : « Sont-ils donc oppposés ?.. Existe-t-elle effectivement, cette distance entre l’ancien et le nouveau ? » Piacentini s’empresse de répondre, tout en acceptant de facto l’idéalisme de Le Corbusier, et affirme que le conflit entre l’ancien et le nouveau n’a pas de raison d’être, et que « l’on peut concevoir une architecture saine qui ne soit ni ancienne ni moderne, mais tout simplement vraie (5) ». Car il existe une vérité essentielle et non-historique, à partir de laquelle on peut établir une analogie entre Phidias au Parthénon et Le Corbusier à Paris ; c’est la vérité de "l’appréciation réaliste des matériaux et des besoins".

Pourtant, le temps passant, grandit chez de nombreux critiques l’impression que la dualité de Le Corbusier exprime des développements beaucoup plus complexes, qui ne pourraient se résoudre par le biais d’un « compromis » ni d’une « synthèse », et qui ne permettent pas non plus une lecture au premier degré. Il se peut que l’apparition de formes analogiques de dualité dans l’architecture de Le Corbusier ait aussi contribué pour beaucoup à ce phénomène : les transitions thématiques que Le Corbusier effectue avec une aisance relative dans la structure étroite et rythmée de l’ « Argument », et l’impulsivité qui éclate au sein-même du raisonnement rationnel ressemblent étrangement au « plan libre » qui se déroule dans la trame régulière des pilotis, ou au gai désordre diagonal qui surgit de la fenêtre en longueur. L’une des interprétations les plus courantes consiste à tenter de décrire cette transition comme essentiellement dialectique. On trouve ce genre d’interprétation par exemple chez Kenneth Frampton (6) et Françoise Choay (7), et sous une forme plus développée et rigoureuse chez Alan Colquhoun. Ce dernier prétend que la dialectique en question est particulière à Le Corbusier, et n’existe absolument pas dans les courants architecturaux apparus à la même époque en Hollande et en Allemagne (8). Il situe la logique dialectique de Le Corbusier dans les oppositions mentionnées plus haut, mais également dans les fossés qui se creusent entre l’architecte et l’artiste, entre le regard plongeant, global du planificateur et celui qui se borne au rez-de-chausée (9). D’après lui, cette dialectique engendre des contradictions internes insolubles dans la théorie de Le Corbusier, conduit à une abstraction fatale dans son urbanisme, mais confère à son architecture tout son sens avec le rythme régulier des pilotis, et engendre un ordre caché d’où jaillit l’improvisation libre du plan (Le Corbusier était féru de Jazz). De la rencontre de ces deux systèmes se crée une sorte d’interdépendance où l’un confirme l’autre, et le met en relief.

Mais la complexité de Le Corbusier n’a pas toujours joui d’un traitement aussi délicat, patient et complaisant que celui de Colquhoun : la percée de l’architecture moderniste en Amérique, et son intronisation en 1932 avec l’exposition et le catalogue du « Style International » d’Hitchcock et Johnson au Musée d’Art Moderne, jeta un voile - comme Johnson savait si bien le faire - sur ce point, qui reflète apparemment l’embarras que nombre d’Américains ont ressenti face à la surcharge d’idées chez les architectes européens, et aux gouffres qui séparent la théorie et la pratique, l’industrie et l’art, ou le pragmatisme et l’idéalisme. Hitchcock et Johnson, impressionnés par la cohérence et la ressemblance qui existaient entre les diverses expressions de l’architecture moderniste, n’ont pas tenu compte des complexités théoriques des architectes européens, préférant se concentrer sur les caractéristiques visuelles des nouveaux objets et sur leur dispersion géographique, afin de promouvoir l’idée d’une architecture moderne en tant que « style » nouveau, et le retour–même du concept de style comme une sorte de restauration historique après « le siècle sans style » (le XIXe siècle). Dans ce sens, d’après Hitchcock et Johnson, le rôle central de Le Corbusier écrivain n’est pas celui de théoricien mais bien celui de propagandiste. Leur classement des principaux concepts du « Style International », qui sont en fait presque tous tirés de « Vers une Architecture » (la division en volume, surface, plan), était purement instrumental, et la pertinence de ces concepts ne pouvait découler que de leur réalisation en tant que lexique et signes distinctifs d’oeuvres construites, et non comme système théorique : « l’architecture est toujours un ensemble de monuments réels, et non pas un vague corpus théorique ».(10)

Cette tendance, qui considère l’architecture moderniste européenne comme « un ordre nouveau », comme on dit des ordres classiques, s’est encore renforcée, et en est arrivée à son déni presque absolu avec les premières machines à habiter de Buckminster Fuller et sa tentative de penser des maisons qui soient de l’ingénierie pure sans bagage théorique superflu, sans architecture, sans « esthétique d’ingénieur », bref sans esthétique du tout. C’est ainsi que Reyner Banham, concluant son livre « Theory and design in the first machine age » se souvient des futuristes du début du siècle, salue Buckminster Fuller et sa maison « Dimaxion »*, et accuse les architectes européens d’un formalisme basé sur une « fausse simplicité » et sur de l’archaïsme technologique (11). Banham, en fait, pose là un argument de principe qui interprète la dualité de Le Corbusier comme une tare inhérente à l’architecture du XXe siècle, et y voit une sorte d’erreur historique : « il se peut que ce qui jusqu’à présent nous paraissait être de l’architecture, et ce que nous comprenons dans le mot technologie, soient deux choses inconciliables…L’architecte doit suivre les traces des futuristes et rejeter son bagage culturel… C’est un accident qui ne doit plus se reproduire car l"architecture y risquerait sa vie » .(12)

La position de Banham quant à l’esthétisation européenne de la technologie se développera plus tard dans son dernier livre (13), et l’amènera à reculer d’un pas pour étudier les sources américaines du modernisme européen. Ces sources prirent corps dans la série de photographies envoyées à Walter Gropius dans le courant de 1913, qui furent publiées dans la revue annuelle « Werkbund » de la même année et tombèrent quelques années plus tard entre les mains de Le Corbusier et d’Erich Mendelson (14). Selon Banham, l’architecture moderniste d’Europe n’avait pas conçu d’utopie nouvelle, mais comme le suggère le titre du livre, avait découvert son Atlantis perdue sous la forme de l’architecture industrielle d’Amérique. Ou en d’autres termes, le moment révolutionnaire de l’architecture européenne dans les années 20 n’est autre que l’appropriation, la canonisation de constructions américaines qui n’avaient rien de canonique. L’engouement des Européens pour les bâtiments des zones industrielles en Amérique, et la distinction qu’ils établissaient entre ceux-ci et l’architecture canonique des grandes villes (et tout d’abord celle de Chicago), s’expriment d’après lui dans la réflexion que fait Le Corbusier à la fin du « Second Rappel à Messieurs les Architectes » : (« Ecoutons les conseils des ingénieurs américains. Mais craignons les architectes américains ».)
Banham examine avec soin les deux sortes de construction industrielle américaine qui influençèrent le « Style International » quant aux phénomènes du modernisme européen et aux nouveaux concepts de Le Corbusier et de Gropius : le dailight factory (avec la façade ouverte, la structure minimale en béton, le mur-rideau et « la surface »), et l’élévateur de grains (avec l’architecture non-anthropocentrique, les silos, la maison-machine et « le volume »). En fait, d’après Banham, l’opposition entre l’Europe et l’Amérique n’est pas celle qui règne entre « l’architecture » et « l’esthétique de l’ingénieur », comme l’écrit Le Corbusier, mais bien l’antagonisme qui sépare l’esthétique de l’ingénieur et l’ingénierie-même. La recherche de Banham soulève des points importants quant à la chronologie de l’emploi du béton armé et des méthodes industrialisées de construction : lorsque Le Corbusier conçoit le « Dom-ino » en 1914, il ne sait pas qu’en Amérique on utilise, depuis une dizaine d’années déjà, des méthodes industrialisées de construction en béton armé bien plus avancées (15). La principale raison du développement de ces techniques en Amérique n’est ni éthique ni esthétique : elle découle des propriétés du béton armé, préférables à celles de l’acier en cas d’incendie ou de tremblement de terre, et du besoin d’économiser le revêtement de l’acier pour la protection contre le feu. Quand Banham compare le Dom-ino de Le Corbusier et le système de Ransom, il ne peut que s’émerveiller du fait que, tandis que le système de le Corbusier ne représente qu’une « idée purement intellectuelle, qu’aucun détail provenant d’un besoin de réalisation n’a effleurée », le système américain, lui, « offre tous les indices d’une expérience technique et de la réalité du chantier»(17). Et pour illustrer l’écart esthétique des Européens, et la prépondérance qu’ils accordaient aux considérations de style sur celles de fonctionnalisme et de performance, il soulève le problème le plus épineux (et le plus douloureux), celui de la toiture-terrasse . Dans les années 20 et 30, en effet, tous les toits plats d’Europe suintaient. On peut trouver de nombreux témoignages de la chose dans les vieilles photographies de la « Villa Savoie », par exemple, datant d’avant les grands travaux de restauration entrepris depuis les années 80. Tous les architectes de l’école du « Style International » étaient conscients du problème, mais cela ne les a pas empêchés de continuer sur leur lancée. En Amérique, par contre, les toitures étaient, à la même époque, d’une étanchéité absolue et le sont restées jusqu’à nos jours. L’échec sytématique des toitures en Europe s’explique, d’après Banham, par le fait que la seule information sur les toits plats que possédaient les Européens, (et aucun d’entre eux à l’époque n’avait mis les pieds sur le sol du Nouveau Monde pour en étudier les constructions de plus près), consistait en cette petite collection de photogaphies que possédait Gropius. Ce qui fait d’ailleurs du « Style International » « le premier mouvement architectural à se baser non pas sur une expérience personnelle de terrain, ou sur une étude de plans détaillés, mais sur une confiance presque exclusive dans des témoignages et dans le medium de la photographie (18). »

Il est difficile de réfuter l’étude minutieuse de Banham et de discuter ses conclusions si pertinentes, ou les exemples et les témoignages convaincants qu’il amène. Mais son propre bagage idéologique l’empêche de reconnaître le fait que, dans le dilemme historique qui oppose Buckminster Fuller et Le Corbusier - entre la « Dimaxion » pragmatique de l’ingénieur, entièrement fabriquée en usine et transportée en camion ou en hélicoptère sur le chantier, et la « maison-Citrohan » romantique de l’architecte, fabriquée en pièces détachées et montée sur place pour pouvoir laisser libre cours à une expression « personnelle » - l’industrie et le marché ont finalement opté pour la seconde possibilité. On peut éventuellement qualifier d’« accident historique» la renonciation de l’architecture et de l’industrie de la construction au progrès accéléré, qui était la prérogative de domaines comme l’aviation et l’information, mais ce n’est certes pas le fait de Le Corbusier, Gropius et Mies. C’est ce même bagage idéologique qui empêcha Banham de voir « le verre à moitié plein », et d’en tirer, quant au rôle central de la photographie dans la formation du « Style International », des conclusions nouvelles sur la modernité.

Ces nouvelles conceptions n’ont commencé à se faire jour que dans la dernière génération de critiques. Il est très probable qu’elles doivent beaucoup à des recherches approfondies comme celle de Banham, sans oublier à cet égard les travaux de Beatriz Colomina (19) et de Mark Wigley (20). Eux aussi essaient dans leurs livres de considérer « le verre à moitié plein » de l’architecture moderne, mais également de comprendre que ce regard-là ne peut se faire qu’à travers la paroi tachée du verre. Ils admettent a priori que le monde platonicien que des architectes comme Le Corbusier et Adolf Loos tentèrent de créer, n’a non seulement jamais vu le jour dans la réalité, mais qu’il était dès le début contaminé par des éléments déjà exclus du canon purifié du modernisme - la photographie et les media en ce qui concerne Colomina, la mode et l’ornement pour Wigley. Dans ces deux cas, « le regard taché » permet – paradoxalement – une compréhension plus riche de l’architecture moderne dans l’Europe des années 20, de la modernité et de son aspiration non seulement aux sphères propres des idées pures, mais aussi à un monde qui serait « réel », habité dans le quotidien par des gens et des objets, par des désirs et des pulsions. Cette plénitude permet d’esquiver efficacement le piège de la bipolarité de dizaines d’années de critique moderniste, et le choix douloureux entre structure et ornement, rationnel et irrationnel, esthétique d’ingénieur et architecture.

Wigley tente dans son livre de déconstruire la rhétorique de l’architecture moderne européenne en général, et celle de Loos et de Le Corbusier en particulier, en dévoilant les pulsions « de mode » qui y fourmillent. Il suit la généalogie du mur blanc de Le Corbusier, et de la « loi du revêtement » d’Adolf Loos, et il élucide les relations complexes qui relient la mode, le vêtement et l’architecture. La dimension théorique de ces liens se matérialise de toute façon et très clairement dans le langage professionnel, aussi bien en allemand qu’en français. Mais elle est particulièrement sensible dans l’écriture de Le Corbusier et de Loos, généralement comme principal instrument rhétorique pour bâtir des hiérarchies (comme par exemple entre structure et ornement), pour créer des analogies entre le vêtement et la maison et leurs valeurs respectives ( par exemple dans la comparaison entre mode masculine et mode féminine que tous deux établissent), ou comme moyen de création de l’être moderne idéal ( « l’homme typique » chez le Corbusier et le « gentleman » anglais chez Loos). A la lumière de ces éclaircissements, Wigley montre par exemple comment Le Corbusier raconte la nudité du mur (21) par l’intermédiaire du lait de chaux, ou comment il réhabilite des histoires mises au ban de l’Histoire officielle (comme par exemple la place centrale de la mode dans la relation qu’avaient Le Corbusier et Ozenfant (22)). Il expose aussi comment malgré le rôle capital qu’elle occupe – et peut-être à cause de lui – la pression de la mode sur l’architecture se voit passée sous silence, camouflée et réprimée. Dans un certain sens, sa thèse rappelle beaucoup le principe de la « fausse simplicité » qui apparaissait déjà chez Banham, mais Wigley, à la différence de Banham, ne se situe pas sur l’un des pôles de cette équation binaire. Cette fausse simplicité, il la présuppose déjà de toute façon, et l’intérêt qu’il lui porte ne se résume pas dans le fait qu’elle s’oppose à la doctrine, mais surtout dans la manière dont elle se forme et forme effectivement la doctrine.


Si Wigley traite de l’aspect de l’architecture moderne, de son look, Colomina, elle, étudie son regard. A son avis, l’architecture de Le Corbusier est une stratégie dont le rôle ne serait pas de former seulement un objet, mais essentiellement un regard, le sien. Qu’il s’agisse du regard mobile de la « Promenade architecturale », du regard extraverti porté sur la nature depuis la fenêtre en longueur de la Villa Savoie, du regard photographié sur la « chaise longue » tournée vers l’histoire ( alors que le visage de sa collaboratrice Charlotte Perland se tourne, lui, vers le mur), ou des regards périscopiques du penthouse de Bestegui et les panoramas mécaniques contrôlés de loin, le regard de Le Corbusier est toujours taché d’autres regards et de son être-même – du fait de la communication de masse, de l’air du temps et parfois aussi de ses préjugés. En analysant son regard, le problème de la « dualité de Le Corbusier » se résout presque de lui-même : Colomina réussit à esquiver élégamment le fameux « ou bien – ou bien » qui nous oblige toujours à fermer l’œil qui contemplait le Parthénon tandis que l’autre se porte sur la voiture « Delage – Grand Sport », puisqu’en fin de compte, il ne s’agit ni du Parthénon lui-même ni de la voiture en question, mais bien de leurs photographies. Et comme « les media rapprochent et égalisent tout, Le Corbusier ne prétend pas conserver la division hiérarchique de la matière en genres ou en types, mais présente à sa place une collusion de fragments compatible à l’expérience de la culture par l’intermédiaire des media ». (23)

La sélection très partielle présentée ici de critiques et d’études sur Le Corbusier et sur l’architecture moderne en Europe, ne peut que témoigner - outre de l’intérêt jamais démenti dont il fait l’objet - de la complexité de la démarche moderniste et de ces années 20 intercalées entre deux guerres mondiales.
Soixante-quinze ans après « Vers une Architecture », les modèles officiels de l’architecture moderne nous sont bien connus – ils ont été dictés intégralement à deux générations au moins d’architectes, et diffusés dans le monde entier par des livres comme « Vers une Architecture » et « Urbanisme », ou par des formules comme « les Cinq Principes » et « la Charte d’Athènes ». Ils ont été mis à l’épreuve et concrétisés par des constructions et des villes entières, depuis l’Amérique du Sud et jusqu’au Moyen Orient, et font partie intégrante du paysage du vingtième siècle. La spécificité de Le Corbusier ne se résume pas seulement à sa compatibité à un quelconque paradigme de « modernité », en tous cas pas comme il a été exposé dans la thèse du « Style International », et peut-être même pas comme lui-même l’a présenté. Il vaut la peine de focaliser le regard que l’on peut porter sur lui aujourd’hui sur l’élément individuel, qui manque toujours dans le recette standard du CIAM, et qui le différencie des autres.
Ce n’est pas dans des idées comme la « Do-Mino » que s’exprime la nouveauté de Le Corbusier (car les Américains y avaient déjà pensé), ni dans le rejet de l’ornement (car Loos l’avait déjà rejeté), ni dans l’affection qu’il portait aux silos d’Amérique (car Gropius l’avait déjà éprouvée). Ce qui le distingue de tous les autres, c’était cette pulsion qui le poussa à écrire « Vers une Architecture » et le reste, et à vouloir réinventer chaque fois l’architecture et le monde, dicter les règles.
Cette même pulsion l’amène également à s’attribuer le rôle de rhétoricien architectural de la modernité, et à inventer – par le biais de ce réseau serré de manifestes écrits, construits ou non-construits – un tout nouveau type d’architecte et d’architecture. L’évolution de ces dernières années nous permet de saisir que nous avions peut-être besoin de tout ce temps et de toutes ces critiques pour comprendre que les constructions de Le Corbusier étaient bien révolutionnaires car, pour la première fois, l’architecture ne se contentait plus seulement d’être et de paraître, mais prenait sur elle de faire voir et de parler.
Cet effort de « faire voir » se reconnaît dans une espèce d’ « excédent » rhétorique que l’on retrouve dans presque tout ce à quoi Le Corbusier a touché. Cet excédent des projets de Le Corbusier s’exprime dans le fait que d’entrée de jeu il en proclame le statut (type, modèle, prototype ou manifeste), il annonce qu’il a un « argument » et que son projet s’intègre à une statégie. Quelquefois, comme pour la « Dom-ino » ou la « Citrohan », ces arguments se transmettent de projet en projet. D’autres fois, comme dans le cas de l’ « Esprit Nouveau », il les dévoile partiellement. Dans tous les cas de figure, ces arguments sont toujours exposés grâce à des supports divers, qu’il s’agisse de texte, de plan ou de bâtiment, et prennent forme grâce aux liens qui s’établissent entre ces media. Le Corbusier, qui avait déjà développé cette accumulation de supports à l’époque de « l"Esprit Nouveau », l’améliora plus tard en un système global de « multimedia » lorsque, pour l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958, il créa en même temps que le Pavillon « Phillips » le spectacle audio-visuel et le livre « le Poème Electronique ». Un tel lien entre deux supports peut se matérialiser en une véritable relation, comme celle qui existe entre le Pavillon de « l’Esprit Nouveau »et le grand projet d’ « Immeuble de Villas », ou entre le Weissenhoff et la série des « Citrohans ». Cette relation ajoute au projet une dimension signifiante supplémentaire, extérieure à lui, mais avec une influence directe sur la façon dont on le lit : c’est ainsi que sa relation à l’ « Immeuble de Villas » fait du Pavillon de l’ « Esprit Nouveau » un fragment, et que sa relation à Citrohan fait du projet de Weissenhoff un échantillon. Des liens extérieurs d’un autre genre se concrétisent dans le statut du projet par rapport à un texte. Le texte chez Le Corbusier constitue une partie essentiele de la stratégie globale, et peut s’exprimer, dans la première mouture du projet comme publication (comme les projets de l’ « Esprit Nouveau »), dans un développement qui comprend livre et projet (comme « Urbanisme » et le « Plan Voisin » ou le « Poème Electronique » et le Pavillon « Philips »), dans le fait que le projet fasse partie d’un plus vaste projet de livre (comme les projets des deux livres de « Modulor »), et dans la présentation systématique du projet dont la qualité pictogrammique évoque la possibilité qu’il ait été conçu au sein du support écrit, avec toutes ses qualités, mais aussi toutes ses limites. Cette textualité du projet chez Le Corbusier s’exprime aussi par sa façon de s’accoler des « petits bouts de texte », en conférant cérémonieusement des noms aux projets, et en les transformant en concepts (Dom-ino, Frujes, Voisin), en pototypes (« Immeubles de Villas », « Citrohan », « Unité d"Habitation »),ou en oeuvres (« Les Heures Claires », « Clarté »). Tout cela confirme toujours Le Corbusier dans l’un de ses rôles préférés, en tant qu’industriel, inventeur ou artiste, et situe le projet dans le cadre d’une position clairement définie. L’abstraction de la construction de Le Corbusier ne se révèle plus seulement dans les formalismes du « Style International » (toiture-terrasse, mur blanc), mais encore dans le positionnement de l’oeuvre au sein d’un espace platonicien d’un projet, plus grand, qui serait une « pure création de l’esprit », mû par une « intention » extérieure et antérieure au projet.
C’est pourquoi la blancheur chez Le Corbusier ne parle pas seulement de la chemise blanche du « costume anglais » de l’ « homme civilisé », mais également de la source d’où tout découle, de la page blanche : dans nombre de projets de Le Corbusier la dimension graphique est soigneusement confirmée, comme on le voit dans le graphisme imaginaire des tracés régulateurs sur les façades, dans la trame des pilotis, dans les circonvolutions fluides du plan libre, dans l’orientation fixe « Nord-Sud », dans la forme orthogonale des plans d’urbanisme, ou bien dans des gestes encore plus poussés, comme les ombres non plus « portées de haut en bas » dans le projet des « rues à redents », mais à la manière d’un texte : « latéralement de gauche à droite » (24).
Cete déférence se retrouve également dans le rapport que Le Corbusier entretient avec la technologie. Tandis que la technologie de Mies s’inspire d’une tradition artisanale basée sur des passages calculés à l’échelle de 1 :1 d’un élément à un autre, et qu’elle prend en compte la logique et la procédure de la mise en oeuvre et du montage – moins pour les confirmer que tout simplement pour en exécuter les détails ; tandis que la technologie de Fuller qui, comme toute véritable technologie industrielle aspire à disparaître derrière des interfaces maniables (comme par exemple les boutons et les tableaux de contrôle au temps de Fuller, ou bien les moniteurs et les écrans d’aujourd’hui) – grâce à des systèmes généralement invisibles – chez Le Corbusier lui, le statut métaphorique de la technologie l’emporte sur la technologie elle-même. Dans «Vers une Architecture » (25), on peut apprendre deux ou trois choses sur le rapport de Le Corbusier à la technologie du bâtiment. Ainsi par exemple, dans un projet comme celui du « Groupe de maisons en série sur une structure Dom-ino » de 1915, Le Corbusier décrit-il des maisons construites à l’envers, et dans lesquelles les éléments de menuiserie fabriqués en usine avaient été installés avant les murs, ou bien dans le projet des « maisons en béton liquide » de 1920 dépeint-il la maison coulée d’en haut « comme on remplirait une bouteille de ciment liquide…et en trois jours elle sort du coffrage comme une pièce de fonte ». Ce « comme »-là, qui démoule d’un coup la maison terminée et monolithique, ne découle pas de la logique (ni de l’expérience) technologique d’un travail du béton, mais de l’émerveillement du regard enfantin sur la chaîne de production de l’usine, d’un regard qui ne saisit le processus que dans ses deux extrémités : au point de départ de la matière première et au point d’orgue du produit terminé. Même le prémontage des éléments fabriqués en usine – les placards et les portes – est moins lié aux problèmes et aux capacités véritables de 1915 qu’au statut ambigu de ces éléments – meubles et moules – qui s’imprègnent à la fois de la logique plastique du moulage artistique pour la sculpture en plâtre ou en bronze et du processus positif-négatif qu’elle implique, et de la poétique moderniste d’ « universalité » ou de multifonctionnalité, illustrée par le couteau suisse multi-lames de Victorinox (26). La construction de Le Corbusier, même lorsqu’il parle d’une technologie qui lui semble « haute », implique toujours sa popularisation et une sorte de « faire voir » analogue au travail manuel, à l’artisanat ou à la création artistique(27). Tous ces facteurs trouveront leur expression la plus entière et la plus rhétorique dans le projet d’«Unité d"Habitation » de Marseille en 1948 : la bouteille de 1920 reparaîtra (mais à l’envers) avec la technologie métaphorique du « range-bouteilles » et du « brise-soleil », le système de la « Dom-ino », la sculpture en béton sur le toit, et la programmation à usages multiples.

Cet excédent rhétorique est probablement ce qui a attiré tant de foudres sur Le Corbusier, tout autant que la colère de l’autre prophète de l’architecture moderne, Buckminster Fuller et de critiques comme Reyner Banham. Le Corbusier n’a pas conçu des bâtiments mais des idées de bâtiments, et lorsque celles-ci se matérialisèrent les constructions restèrent des thèses, des déclarations, des arguments. Il s’intéressa davantage à la rhétorique de la modernité qu’à la modernité elle-même ( et c’est-là précisémént ce qui le rend si moderne !), de même qu’il se passionna pour l’ « Esthétique de l"ingénieur » bien plus que pour l’ingénierie proprement dite. C’est peut-être la raison pour laquelle il a toujours su qu’il n’existait aucune contradiction entre cette esthétique et l’ « Architecture ». Voilà pourquoi la « machine à habiter » n’est pas une machine mais une maison qui se dit machine, et que la «maison en série » aspire toujours à être un prototype unique. C’est aussi pourquoi, sous toutes ses casquettes (industriel, inventeur, idéologue), Le Corbusier doit garder sa position fondamentale : celle de l’ « artiste », « plasticien » ou peintre de chevalet, position toujours liée à l’histoire de l’Art et aux « Beaux-Arts », à Phidias et à Michel-Ange, aux tracés régulateurs et aux grandes ordonnances classiques. Et c’est enfin la raison pour laquelle il ne passe pas, comme Banham l’aurait désiré et comme Mies tenta de le faire, de l’ « Architecture » à la discipline mitoyenne : « l"Art de bâtir »(28).

Il importe de lire aujourd’hui « Vers une Architecture » entre les lignes et hors des lignes. Le Corbusier fut sans aucun doute un architecte moderne, mais ce modernisme n’est peut-être pas exactement tout ce que nous croyons : en considérant l’ensemble de son travail, nous restons avec les bâtiments, les livres, et cet excédent rhétorique qui dit tout d’abord « qu"il y a sens ». Et après que se soient tues les discussions sur les significations de la « Citrohan », du « Plan Voisin » et de l’ « Unité d"Habitation », c’est bien là ce que Le Corbusier nous lègue de plus important, et c’est sans doute sa principale contribution à la survie de l’Architecture, du moins jusqu’à présent. Car cet excédent rhétorique, cet « il y a sens », sont peut-être tout ce qui nous reste pour distinguer l’architecte de l’ingénieur ou de l’entrepreneur, et pour permettre le pluralisme architectural d’aujourd’hui.



Sharon Rotbard, Tel Aviv-Jaffa 1998


(une version augmenté du texte a eté publié dans Studio Magazine avril 99 sous le titre « Esthétique d’un ingénieur, rhétorique d’un moderniste »)






Notes

1- Dès 1932, dans le catalogue du « Style Internationnal », Johnson et Hitchcock soutenaient que l’influence de le Corbusier primait toute autre. Cette prépondérance tenait surtout à sa personnalité et à ses écrits. Dans un article rétrospectif sur l’exposition quelque vingt ans plus tard, en 1951, Hitchcock réduit un peu le rôle de Le Corbusier, et remarque que le travail de Gropius et de ses élèves est « plus caractéristique du Style ( International) ».
Henry-Russel Hitchcock, Philips Johnson, « The International Style », V.W. Norton, New York, London, 1996 (1932), p. 47, 251
2- La place de choix que Le Corbusier réserva à l’écriture dans sa vie invite également à une autre sorte de critique, tirée non plus seulement de la théorie et de l’histoire de l’architecture, mais de la critique littéraire proprement dite. Bizarrement, c’est justement grâce à la traduction que l’on saisit le rôle immense de la langue dans la création d’une tradition et d’un langage architecturaux. Les difficultés de traduire en hébreu ou en d’autres langues des concepts comme ordonnance (en hébreu : מערך, en anglais : arrangement) ou modénature (en hébreu : הבלטיותen anglais : contour and profile), et la possibilité ou l’impossibilité d’établir un lien entre les subtilités du style et de l’écriture, et les positions sociales de Le Corbusier (par exemple dans « Architecture et Révolution ») soulèvent de vraies questions quant à la possibilité de le comprendre de l’intérieur ou à l’extérieur des contextes culturels dans lesquels il travaillait.
3- Adolf Loos, « Ins Leere Gesprochen », George Crès et Cie., Paris,1921
4- Voir par exemple le chapitre « Architecture ou Révolution ».
5- Marcello Piacentini : Le Corbusier’s « The Enginer's Aesthetic : Mass Production Houses »,1922 in « Le Corbusier in perspective », edited by Peter Serenyi, Prentice-Hall, 1975, p.27
6- Kenneth Frampton, « Modern Architecture, A Critical History », T&H, 1980, 1992, p.152
7- Françoise Choay, « Le Corbusier », George Braziller, New-York, p.24
8- Alan Colquhoun, « The Significance of Le Corbusier », in « Modernity and the Classical Tradition – Architectural Essays 1980-1987 », The MIT Press, 1989, p.169
9- Colquhoun, p.103
10 - Hitchcock, Johnson, p.137
11 - Reyner Banham, edition Hebraic de « Theory and design in the first machin age », « Dvir », 1978, p.340
12 - Banham, p.343
13 - Reyner Banham, « A Concrete Atlantis – U.S. Industrial Buildings and European Modern Architecture 1900 – 1925 », The MIT Press, 1986
14 - Banham, p.11
15 - Banham montre quelques croquis des systèmes de la Société Ernest L. Ransom, dont les brevets avaient été enregistrés dès 1903. Banham, p. 66-67
16 – Banham, p. 65
17 - Banham, p. 74
18 – Banham, p.18
19 – Beatriz Colomina, « Privacy and Publicity – Modern Architecture as Mass Media », The MIT Press, 1996
20 – Mark Wigley, « White Walls, Designer Dresses – The fashioning of Modern Architecture », The MIT Press, 1995
21 – Wigley, p.23
22 – Ozenfant s’intéressait de très près à la mode et aux vêtements. Avant et après son aventure puriste, qui fut pour lui un épisode momentané et exceptionnel, il gagnait sa vie en créant des robes, et possédait une boutique dirigée par sa deuxième femme. Wigley, p. 184
23 – Colomina, p. 128
24 – cf chapitre « Le Plan »
25 – cf chapitre « Les maisons en série ».
26 – Le couteau suisse de Victorinox fut inventé par Karl Elsner en 1884, trois ans avant la naissance de Le Corbusier.
27 – A ce propos, il faut noter l’importance des mains dans les photographies des projets de Le Corbusier, dans leurs croquis, dans la façon de les imprimer dans du béton sur les immeubles, ou bien dans la statue « La Main Ouverte » et dans le logo qu’il dessina pour la « Fondation Le Corbusier ».
28 – Dans ses écrits et dans ses conférences, Mies prit toujours soin d’utiliser le mot allemand baukunst et non son équivalent « grec » architektur. Fritz Neumeyer, qui réunit tous les écrits de Mies Van Der Rohe et les intégra à son étude, note cette particularité dans la préface de son livre. Dans la préface de l’édition française du livre, Jean-Louis Cohen ajoute que ce choix trouve son origine dans le livre de Herman Muthesius de 1902 « Stilarchitektur und Baukunst », où il charge ce mot allemand de significations anti-historiques et anti-artistiques. D’après Cohen, le livre eut une telle influence que lorsque l’on proposa en 1914 à Otto Wagner de publier la seconde édition de son livre de 1896 « Moderne Architektur », il décida de changer le titre du livre en « Die Baukunst unserer Zeit ».
Fritz Neumeyer, « Mies Van Der Rohe, Reflexions sur l"Art de Bâtir », le Moniteur, 1996, p.14,28
Titre original : « Mies Van Der Rohe, das Kuntlose Wort