mardi 6 décembre 2011

Le Vitrier

Je suis arrivé à l’agence d’Avraham Yasky fin 1993 après une brève interview avec son associé Yossi Sivan. On m’avait fait venir pour travailler, avec une équipe nombreuse, sur le projet connu aujourd’hui sous le nom Azrieli Towers, devenu depuis Le projet landmark de Tel Aviv.
Titré originalement Hashalom Towers (les Tours de la Paix), le schéma original du projet composé de trois tours, une triangulaire, une ronde et une carrée, surplombées d’un shopping-mall surélevé en forme de lettre Y, fut dessiné par Eli Atiya, un architecte d’origine Israélienne basé en Amérique. Le projet avait été choisi à la suite d’une consultation de type conception/construction dans laquelle l’architecte s’est vu associé à un des promoteurs les plus ambitieux d’Israël, David Azrieli.

Azrieli est né en Pologne en 1922. Après avoir perdu sa famille pendant la Deuxième Guerre Mondiale, il s’est échappé en Palestine. Il a commencé des études d’architecture au Technion de Haïfa, mais les a interrompues en 1948 pour participer à la Guerre d’Indépendence. En 1954 il a émigré à Montréal pour y devenir le roi du shopping-mall. À la fin des années 80, Azrieli est retourné en Israël et a construit le premier shopping-mall du pays, dans la zone industrielle de Ramat Gan, à côté de Tel Aviv. Puis, il a renoué avec Avraham Yasky, son cadet de deux ans, qui avait fait ses études d’architecture avec lui au Technion, et qui avait lui aussi interrompu ses études pendant la guerre, et les avait reprises après la guerre pour devenir, à partir des années cinquante, un des géants de l’architecture Israélienne. Ensemble, ils ont construit un deuxième shopping-mall à Netanya, un troisième à Jérusalem et un quatrième à Beer-Sheva.

Les Tours de la Paix, le premier projet de grand prestige de David Azrieli, devaient devenir non seulement sa figure de proue mais aussi marquer son retour à l’architecture, corriger en quelque sorte l’erreur causé par l’Histoire : Azrieli voulait à tout prix être reconnu comme un des architectes du projet. Atiya, pour sa part, s’opposait farouchement à cette idée et ne manquait pas de rappeler que David Azrieli n’avait même pas de diplôme. La dispute est arrivée au tribunal et s’est soldée par un compromis : tout en gardant son crédit en tant qu’architecte du projet, Atiya fut remercié et remplacé par Avraham Yasky ; Azrieli a reçu un crédit en tant que « architecte associé pour le design du shopping-mall et du parking » ; une commission technique spéciale a été formée pour le suivi du projet et pour préserver le design original de Eli Atiya. Plus tard, après l’assassinat de Yitzhak Rabin et le déclin du « processus de paix », Azrieli a changé le nom du projet et le baptisa « Azrieli Towers ».
En effet, Azrieli s’était occupé du design jusqu’au dernier détail. Une pile de télécopies m’attendait chaque matin : Azrieli était à Montréal et travaillait pendant la nuit sur les plans que je lui envoyais. Au bout de quelques semaines je commençais à m’intéresser à d’autres occupations.

C’est à ce moment que j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de Yasky. Un soir il a organisé un débat à l’agence autour des projets récents de l’agence à Tel Aviv, essentiellement des tours de bureaux en centre ville. J’ai critiqué la tendance un peu trop « architecturiste » des projets, et l’interprétation un peu trop simpliste et cheap des idées à la mode. Visiblement, il a été profondément vexé. Quelques jours plus tard il m’a invité à son bureau et à ma surprise m’a offert un projet. C’était une petite tour de bureaux au bord du quartier de Neve Shaanan au sud de Tel Aviv. Il m’a donné une esquisse avec un contour bizarre. L’auteur de cette forme, il a expliqué, était le conseiller juridique de la commission régionale. Il ne faut pas que tu bouges cette forme d’un millimètre, mais tout le reste est à faire, et toi, désormais, tu seras l’homme à tout faire dans ce projet. J’ai accepté son offre volontairement et lui ai dit que j’aimerais que l’on fasse cette fois un bâtiment simple, clair et sobre, comme ses vieux projets des années cinquante et soixante. Il était tout à fait d’accord.

C’était le début d’une collaboration professionnelle très étroite qui a durée plus de quatre ans, et le commencement d’une saga qui dura une dizaine d’année de
plus, jusqu'à la sortie de mon livre « Avraham Yasky, architecture concrète » (un volume de mille pages, une histoire de l’architecture Israélienne à travers le travail du seul architecte Israélien capable de la représenter entièrement, depuis le début des années cinquante jusqu’à nos jours).
Dès mon entrée dans ce travail, pour que je ne me mette pas des idées en tête, le nom du projet «Les tours de Sharon », d’après le nom d’une rue voisine, fut immédiatement changé par le nom du promoteur, Avraham Rubinstein, un des vétérans de la promotion immobilière en Israël. Avraham Rubinstein touchait ses quatre-vingts ans. C’était un petit homme assez gentil et très malin. Il savait que ça allait être son dernier projet et il voulait prendre toutes les décisions de son vivant (rétrospectivement, il avait raison: plus de quinze ans après sa mort, les journaux continuent de rapporter régulièrement les nouvelles des batailles qui déchirent sa famille), mais il avait aussi des nerfs d’acier et une haine antique, parfois justifiée, pour la municipalité de Tel Aviv en général et pour les services de permis de construire en particulier, « les services du mal » selon lui.
Yasky n’avait aucun problème avec ma façon un peu sauvage de travailler, au contraire. Il m’a laissé prendre des décisions extrêmes dès le départ - remplacer l’ingénieur de structure après deux semaines de travail et recruter le vieux génie Shemaya Ben Avraham, et puis changer la structure du bâtiment de béton en acier, une chose rarissime en Israël. Il me donnait son support dans toutes les querelles dans lesquelles je l’avais entrainé – avec la mairie, le client, ou le project manager – et il y en avait souvent.
Bien des années plus tard, quand je travaillais sur mon livre, Amnon Alexandroni, qui fut son associé mythique entre 1954 et 1965 (le corpus des travaux en béton brut qu’ils ont fait ensemble est un des sommets de l’architecture moderne en Israël), il a témoigné l’habilité avec laquelle Yasky avait toujours su collaborer avec des enfants terribles comme lui et moi : « C’était comme dans Le Kid, le film de Charlie Chaplin. Moi j’étais le gamin qui lance des pierres pour casser les vitres et Yasky était Charlot, qui arrive aussitôt en vitrier pour sauver la situation et réparer les dégâts.»
En effet, Yasky a fait de son pragmatisme (ses ennemis diront opportunisme) une forme de poésie. Rubinstein Towers était la première tour à Tel Aviv avec un « vrai » mur rideau qui s’ouvrait sur toute la hauteur de l’étage – la plupart des murs rideaux à l’époque n’étaient que des enveloppes réfléchissantes capotant des façades qui étaient en grande partie aveugles. Etant donné la grande surface de façade et ses vues en discontinue, je la voulais rayée, et j’ai dessiné un mur-rideau avec des rayures faites par des profils horizontaux (bull-nose clap on), à l’époque c’était une nouveauté. Rubinstein était têtu mais il n’était pas dupe. Il ne pouvait pas comprendre pourquoi il devait payer 5$ de plus par mètre carré de façade. J’ai passé tout une matinée en vain pour essayer de le convaincre en m’aidant d’une pile de monographies de Mies ou de Jean Nouvel, mais à vrai dire, je n’avais aucun argument qui puisse justifier mon dogmatisme qui n’était, en fin de compte, qu’esthétique. Au bout de trois heures j’ai craqué et je suis allé appeler le vitrier.
Yasky est entré dans la salle de réunion, s’est assis à coté de Rubinstein qui avait vraiment l’air fâché, en lui saluant chaleureusement.
« Il y a quelque chose qui ne va pas, Rubinstein ? »
«Ton architecte me fait chier. Il veut me rajouter 5$ au mètre carré. Ces rayures ne servent à rien, sauf pour les pigeons qui vont avoir un bon endroit pour se reposer et chier sur mon nouveau mur rideau. Peux-tu m’expliquer pourquoi cette façade à rayures? »
Yasky a pensé un petit moment et puis a offert à Rubinstein un de ses plus beaux sourires : « Et alors, mon cher Rubinstein, peux-tu m’expliquer pourquoi cette chemise ? »
Rubinstein a baissé sa tète et s’est regardé ; à sa grande surprise, il était vêtu d’une chemise à rayures. Il était évident qu’il n’avait même pas pris la peine de se regarder dans le miroir le matin avant de partir.
La décision fut prise immédiatement. Rubinstein est mort trois jours plus tard d’une crise cardiaque en visitant un de ses chantiers.