mardi 6 décembre 2011

HOMA OUMIGDAL : Mur et Tour, matrices de l’architecture Israélienne
















J’ai consacré ma deuxième année d’études à l’École spéciale d’architecture de Paris, en 1987, à l’étude des architectures régionales. Tout au long du premier trimestre, nous avons assisté  à d’innombrables conférences traitant de l’influence du climat sur la
construction, l’utilisation des matériaux locaux, l’art de la construction traditionnelle, et même sur ce que notre professeur appelait le “régionalisme critique”. Comme devoir de fin de semestre, nous devions faire une razzia dans notre ville d’origine, y déterrer des demeures de nos ancêtres les souvenirs, remonter nos racines jusqu’au fin fond des villages de province et farfouiller dans les vieux greniers en quête de plans anciens. Mes camarades revinrent chargés de précieux butin : une cabane nichée dans les Alpes, un palais des montagnes du Chouf libanais, un pigeonnier provençal, une casbah Marocaine, une chaumière de Bergerac. Quant à moi, je rapportai une maquette de Homa Oumigdal (enceinte équipée d’une tour) que j’avais fabriquée moi-même une dizaine d’années plus tôt, à l’école élémentaire, avec des bâtons d’esquimaux.
Dans mon français tout neuf, j’ai tenté d’expliquer mon idée relativement emberlificotée de “l’influence du climat politique sur la construction régionale”. Le professeur qui — selon les bruits de couloirs — avait été un militant actif du soulèvement estudiantin de mai 1968, considéra ma pauvre maquette avec surprise et demanda : “C’est quoi, ce goulag ?”


La caractéristique la plus significative de l’architecture israélienne, à la fois la plus évidente et la plus cachée, réside dans sa dimension politique.
En Israël, l’architecture est, exactement comme la guerre, la continuation de la politique par d’autres moyens. Tout acte architectural accompli par des juifs en Israël est en soi, intentionnellement ou non, un acte sioniste. La dimension politique de la “construction de la terre d’Israël” est un composant fondamental, quoique souvent latent, de tout bâtiment israélien, et le fait politique qu’il génère domine souvent ses éventuels impacts stylistique, esthétique, émotionnel ou sensuel. Les discours officiels prônant le renouveau, la colonisation et la construction du nouvel État juif ont été les idées forces déclarées de l’architecture israélienne depuis sa naissance, dans les années cinquante. Ce nouveau lieu et cette construction nouvelle devinrent le lieu et l’outil de concrétisation du rêve qui consistait à installer le peuple juif sur la terre d’Israël. Ils se trouvèrent au coeur du conflit territorial qui s’ensuivit, et devinrent les valeurs centrales et les métaphores clés du génie national israélien.

Tandis que dans l’ensemble du monde occidental, on posait des actes d’architecture moderne avec l’illusion qu’ils étaient totalement autonomes, en Israël, ils étaient avant tout gouvernés par leur dimension politique. Au sein de cette relation complexe qui tend à régir les rapports entre pratique architecturale, théorie architecturale et idéologie politique, l’aspect politique dictait à l’architecte israélien une liste nouvelle et paradoxale de priorités entretenant la fusion, l’interdépendance et la confrontation entre idéologie politique et théorie architecturale, tout en les masquant l’une à l’autre. De tout temps, on a exigé de l’architecture israélienne qu’elle réponde aux besoins urgents du moment et, si possible, qu’elle s’en réclame. L’idée architecturale — l’esprit de l’objet construit et la valeur ajoutée de l’acte de construction — sert au mieux d’accessoire, et au pire de simple camouflage. Le discours théorique architectural a été mis sur la touche, devenant quasiment subversif en se transformant, dans la plupart des cas, de cette inspiration qui imprègne de sens une construction à une addition super-flue qui ne sert que de prétexte, de justification, de maquillage.
L’essence de l’architecture israélienne, au-delà de son renoncement au point de vue universel des architectes occidentaux, se trouve au croisement de la politique et de l’architecture ; c’est là que se dévoilent ses dilemmes, ses points faibles et ses paradoxes. L’architecture israélienne produit des objets impressionnants mais sans la moindre réflexion d’ensemble sur elle-même ; elle installe des faits fondamentalement politiques en les coulant dans le béton, mais manque totalement de conscience politique.

La lutte pour l’indépendance de l’architecture israélienne est avant tout de nature nationale et territoriale, avec pour sujet et pour objet la création d’un État souverain pour le peuple juif. C’est peut-être pour cette raison que l’on rencontre en Israël de si nombreuses variations sur le thème de la construction politiquement motivée : la construction comme moyen d’atteindre des objectifs territoriaux, comme instrument de dissuasion, comme outil éducatif, comme langage officiel, comme rhétorique idéologique, ou comme industrie manufacturière de faits politiques.

Chaque architecte exerçant en Israël est confronté à une situation dans laquelle les dilemmes qui caractérisent l’architecture sont chargés d’implications politiques cruciales. Depuis sa naissance, l’État d’Israël a eu recours aux outils de l’architecture moderne pour créer ses lieux.
L’État comme l’architecture étaient à la recherche d’un lieu nouveau : le premier en avait besoin, tandis que le second s’efforçait de le créer.
Les architectes israéliens, dans leurs meilleurs moments, ont toujours servi le projet sioniste, avec des degrés variables d’intégrité, d’humilité, de dévouement et de responsabilité, en essayant de laisser filtrer l’idéologie politique dans les formes architecturales, tout en permettant aux doctrines architecturales de s’exprimer dans des programmes inspirés ou même dictés par la politique. En Israël, idéologie politique et doctrine architecturale sont interdépendantes et sont dans un dialogue constant et complexe de justification et d’argumentation.


Homa Oumigdal (1) est un système d’implantation apparemment défensif mais dont la forme est essentiellement offensive, fut lancé en 1936 par les membres du kibboutz Tel Amal, qui porte aujourd’hui le nom de Nir David. Le système, que l’on attribue à Shlomo Gur (2), alors membre du kibboutz, fut développé et encouragé par l’architecte Yohanan Ratner (3). Dès le départ, l’objectif de ce type de colonie fortifiée et communautaire consistait à prendre le contrôle de territoires qui avaient été officiellement acquis par le Kakal (Keren Kayemet LeIsrael  — aujourd’hui connu sous le nom d’Administration du territoire israélien, ATI) mais ne pouvaient être peuplés. Le système était fondé sur la construction sommaire d’une enceinte constituée de moules de bois préfabriqués remplis de gravier, et entourée d’une barrière de barbelés. On obtenait ainsi un enclos de 35mx35m. Là, on installait une tour de bois également préfabriquée, qui dominait les environs, et quatre baraques qui tenaient lieu de logement à un “bataillon” de quarante “conquérants”. Entre 1936 et 1939, on érigea cinquante-sept de ces postes avancés à travers tout le pays, qui se transformèrent rapidement en colonies permanentes de type kibboutz ou moshav. La principale exigence tactique d’une Homa Oumigdal  était de répondre à plusieurs conditions : elle devait être conçue de manière à pouvoir être bâtie en une seule journée — et même, plus tard, en une seule nuit —, être en mesure de se défendre aussi longtemps que mettraient d’éventuels renforts à arriver, se trouver à portée de vue d’autres colonies et dans un lieu accessible en voiture.

Le premier poste avancé de type Homa Oumigdal fut élevé sur le site qui devint ultérieurement le kibboutz Tel Amal, dans la vallée de Jezréel. Les membres du kibboutz avaient constitué une communauté à Tel Aviv et recherchaient une terre sur laquelle s’installer. Plusieurs d’entre eux, passant au kibboutz Beit Alpha, apprirent que ses membres projetaient d’établir une autre colonie, à l’est de la leur, là où se trouvait un grand campement bédouin, pour que Beit Alpha ne soit plus la colonie la plus reculée (4). Les membres du kibboutz Tel Amal installèrent un camp près de Beit Alpha et entreprirent de cultiver les terres. Leur tentative d’installation fut contrariée par le déclenchement de la rébellion arabe d’avril 1936, à l’occasion de laquelle les Bédouins mirent le feu à leur campement. Ces attaques poussèrent les membres de Tel Amal à amorcer de longues discussions avec les habitants de Beit Alpha et d’autres colonies de la région au sujet des moyens de défense envisageables contre les Bédouins, qui étaient armés de “fusils anglais flambant neufs”. Une formule fut mise au point pour ériger quatre cabanes entourées de sacs de sable, qui ne tardèrent pas à se transformer en doubles parois conçues comme des moules et remplies de gravier jusqu’à la hauteur des fenêtres. “Nous voulions aussi élever des postes d’observation aux quatre coins, écrit Frenkel, près des cabanes, et creuser des fortifications défensives.” Cette solution souleva deux objections: la première était qu’elle n’offrait pas une protection suffisante entre les cabanes, et la seconde, exprimée par les menuisiers, que les parois ne supporteraient pas la pression du gravier. Quelques calculs supplémentaires démontrèrent que, pour un coût additionnel minime, “il serait sans doute possible d’entourer les cabanes d’une cour, elle-même enclose de murs et dotée d’un mirador équipée d’un projecteur […] [de] concevoir un moule et de le remplir de gravier”. Shlomo Gur alla demander conseil à Ratner, et revint avec “l’ébauche du plan d’une enceinte rectangulaire dotée de positions défensives aux quatre coins” (Frenkel). Cette proposition fut transmise au Comité régional, qui l’accepta et déclara : “Nous nous trouvons au début d’une ère nouvelle d’enceintes fortifiées, à la grande consternation de nos voisins.”







Suite au succès de l’expérience de Tel Amal, on lança dans tout le pays des opérations de type Homa Oumigdal. Tel Amal ne resta pas longtemps le poste le plus avancé — on érigea d’abord le kibboutz Sdeh Nahum, et en l’espace d’un an, des dizaines de postes avancés du même genre avaient vu le jour dans le pays, “parfois sept postes avancés en une seule nuit”, raconte Gur, qui participa à l’organisation d’une cinquantaine de ces opérations. Les expéditions nocturnes étaient toujours réalisées avec l’assistance des colonies déjà installées dans la même zone, et coordonnées par le commandement sioniste.

Homa Oumigdal représente l’origine, le prototype, le modèle et la matrice de l’architecture israélienne et, dans une large mesure, de la ville israélienne. C’est la métaphore de la pratique israélienne du fait accompli. Homa Oumigdal est le paradigme fondamental de toute l’architecture juive en Israël, qui porte en germe les caractéristiques à venir de l’architecture et de la ville israéliennes : la traduction précipitée de l’ordre du jour politique en acte de construction, l’occupation du territoire par l’installation de colonies et d’infrastructures, la grande priorité donnée aux fonctions sécuritaires et aux capacités militaires (défensives et offensives) des bâtiments, et l’utilisation avertie de la modernité — organisation, administration, préfabrication, logistique et communication. Même si, en tant que métaphore, le projet Homa Oumigdal bénéficie d’un statut mythique dans l’“histoire générale” de l’État d’Israël, en dépit du rôle actif de cette métaphore comme symbole de sacrifice, de dévouement et d’héroïsme dans l’éducation civique de tout juif israélien, et en dépit de son incarnation actuelle dans la chronique tragique de notre époque, Homa Oumigdal est, à l’évidence, absente des canons de l’architecture israélienne, tout occupée, ces dernières décennies, à la fabrication d’un récit contestable du “Bauhaus de Tel Aviv” et à l’historicisation sélective de la “ville blanche”. En consacrant tous ses efforts à la canonisation du style international israélien, l’architecture israélienne a négligé non seulement l’un des éléments les plus exceptionnels des années trente, du point de vue architectonique, le seul qui ait conservé
son actualité dans l’architecture d’aujourd’hui, mais aussi l’unique élément qui ait été salué au niveau international dans les années trente. Quoi d’étonnant, alors, à ce qu’en 1937, un an après l’érection du kibboutz Tel Amal, on ait choisi une maquette de Homa Oumigdal pour le pavillon de la terre d’Israël à l’Exposition universelle de Paris — restée dans l’histoire de l’architecture comme celle qui a attribué la médaille d’or au pavillon allemand d’Albert Speer. On peut découvrir de nombreuses ressemblances entre l’idée de Homa Oumigdal et le pavillon moderne — un type de construction que les foires et expositions internationales nous ont rendu très familier. Les canons modernistes regorgent de pavillons et de prototypes dont la technologie porte ce potentiel d’agression, d’invasion et d’intrusion : les “maisons préfabriquées” de Gabriel Voisin, par exemple, ou les prototypes de Le Corbusier — ces maisons “Citrohan” (1920-1922), qui devaient pouvoir se “déplacer” d’un environnement à un autre, ou ce “Cabanon” de Roquebrune-Cap-Martin qui lui permit de s’immiscer dans la vie d’Eileen Gray —, les “Machines à habiter” coloniales de Jean Prouvé — sa “Maison tropicale” (1949) préfabriquée et démontable, ou son “Habitat mobile du prospecteur au Sahara” (1957) —, les divers prototypes de la “maison Dymaxion”
(1928-1945) de Buckminster Fuller, ses “Dômes géodésiques” et, plus tard, dans les années soixante, leur déplacement des communautés californiennes aux champs de bataille du Vietnam.
Comme le pavillon, la Homa Oumigdal se caractérise par sa mobilité (au moins potentielle), sa logistique soigneusement étudiée, son caractère préfabriqué et la rapidité de sa construction, comme de son démantèlement, et tout particulièrement par sa présence autoritaire, dominante
et spectaculaire. Néanmoins, si le pavillon, en tant que construction “rhétorique”, que tribune destinée à présenter des idées et des professions de foi, était une expression cérémonieuse de l’utopie industrielle de l’architecture moderne — une sorte d’allégorie de prototypes — le
projet Homa Oumigdal représentait sa mise en oeuvre concrète. Homa Oumigdal, c’est ce qui se produit lorsqu’on laisse le pavillon s’échapper du zoo architectonique, lorsqu’on permet au prototype de se multiplier en toute liberté: il devient la machine à envahir suprême.

De manière presque allégorique, la Homa Oumigdal exprime les caractéristiques et les dilemmes de l’environnement bâti en Israël, révélant les tensions entre ses impulsions simultanées et ses contradictions intérieures. Elle est le lieu de tous les oxymores israéliens — “attaque défensive”, “siège intrusif”, “le camp comme domicile”, “expansion vers l’intérieur”, “temporalité permanente”, “résidence surveillée”. La figure de l’oxymore est gravée profondément dans le code génétique de l’Entreprise sioniste elle-même et l’a accompagnée depuis que Theodor
Herzl a rédigé son roman Altneuland (Terre ancienne, Terre nouvelle) et depuis la traduction concrète de son intuition par la ville de Tel Aviv (5). La figure de l’oxymore se trouve à la racine du concept d’Israël en tant qu’“État juif démocratique”.
Homa Oumigdal est bien plus un instrument qu’un lieu. C’est une ébauche de lieu, un point presque sans dimension dans l’espace — un point d’observation, un oeil qui voit tout sauf lui-même. En tant que stratégie, Homa Oumigdal a concrétisé la pulsion d’expansion par la conquête territoriale en établissant de nouveaux “points de peuplement”, une expression qui trahit le fait que le “point” dessiné sur la carte comptait davantage que le “peuplement” proprement dit. Le lieu d’implantation, en tant qu’élément d’un projet stratégique plus vaste, était plus important que son existence réelle, et ce lieu était déterminé en fonction de ce qui était la position la plus avantageuse : le réseau de Homa Oumigdal était disposé de façon à ce que chaque avant-poste se trouve au contact visuel d’un autre, autorisant ainsi la transmission de messages en morse d’une tour à l’autre, au moyen de torches électriques la nuit et de miroirs la journée.

En contraste absolu avec ses ambitions d’expansion, la solution stratégique et tactique que constituait Homa Oumigdal ne servait en fait qu’à perpétuer la mentalité de ghetto et les pulsions d’enfermement. Pour bâtir un avant-poste de type Homa Oumigdal, il était stipulé que le mur d’enceinte devait être érigé en premier, puis le point d’observation, et à la fin seulement, les maisons elles-mêmes. On a beaucoup parlé et écrit autour du lien entre les menaces extérieures, réelles ou imaginaires, qui pèsent sur l’État d’Israël, et la formation de l’unité sociale et de la cohésion nationale (tout particulièrement depuis le debut de la deuxieme intifada, où la guerre contre les Palestiniens nous a non seulement valu un “gouvernement d’union nationale”, mais a aussi estompé les tensions sociales et atrophié la politique sectorielle qui avait germé en Israël au cours de cette dernière décennie, du temps du “nouveau Moyen-Orient” et du processus de paix). Avec Homa Oumigdal, la manière dont s’établit ce lien nous est révélée précisément : le mur d’enceinte sépare la colonie de son nouvel environnement et définit la nouvelle communauté non comme ayant choisi de vivre à “l’intérieur” mais comme se trouvant potentiellement menacée par “l’extérieur”. Shlomo Gur lui-même a avoué que l’une des raisons qui avaient conduit Tel Amal à rechercher des terres pour s’installer était de prévenir le démantèlement du kibboutz. Le même principe s’applique à l’échelle nationale, puisque la définition même de l’État d’Israël s’appuie sur le fait qu’il a été créé avant tout pour être un asile à l’intention des juifs menacés d’extermination par le régime nazi. L’organisation du territoire israélien est également fondée sur ce principe, le degré d’unité des communautés étant directement lié à l’imminence et à l’intensité de la menace extérieure. Ce croisement entre implantation hâtive avec des moyens militaires ou paramilitaires camouflés en civil, vie recluse derrière des fortifications et communauté idéologiquement homogène s’est répété à de multiples reprises depuis l’époque des Homa Oumigdal. Le système des “points de peuplement” a fait partie des schémas directeurs nationaux tout au long de l’histoire d’Israël — notamment du projet de judaïsation de la Galilée, dans les années soixante-dix, et de l’actuelle expansion institutionnalisée des colonies dans les territoires occupés. Dans l’ensemble de ces cas, on retrouve une forte homogénéité idéologique et sociale — qu’elle résulte de la présence du noyau dur des fondateurs initiaux ou de mécanismes qui filtrent les nouveaux résidents selon des critères sociaux ou économiques. Quelles que soient les raisons — sécuritaires, idéologiques ou économiques — de cette homogénéité, la répétition de ce schéma de peuplement, dans lequel on retrouve un rapport évident entre situation géographique et statut social, idéologie ou identité ethnique, constitue l’une des caractéristiques les plus saillantes du territoire bâti israélien.

“Ce camp est votre maison, gardez-le bien” — ce slogan, affiché dans d’innombrables bases militaires, peut être considéré comme l’essence de ce programme. Si ce camp est notre maison, et s’il faut le garder, alors notre destin, à nous qui y résidons, consiste à devenir les prisonniers de notre propre regard. L’observation panoptique constante que per-met la position avantageuse du haut de la tour (6) a conditionné les relations entre les implantations de type Homa Oumigdal et leur environnement avant même la mise en culture des terres et leur exploitation par l’agriculture ou l’aménagement. Dans le cadre des Homq Oumigdal, le point de peuplement sur la carte fait en réalité partie de tout un réseau de points, mais sur le terrain c’est avant tout un point d’observation.
Henri Lefebvre a décrit le temps et l’espace agricoles comme une combinaison hétérogène de variables telles que le climat, la faune et la flore, tout en affirmant que le temps et l’espace industriels tendent vers l’homogénéité et l’unité (7). En tant que tentative d’organisation de
la logistique du regard, Homa Oumigdal a transformé du jour au lendemain — littéralement — le territoire sur lequel elle s’est installée. Les sites dans lesquels ont été établis les postes avancés avaient toujours constitué une frontière agraire, mais ces points d’observation organisés ont suffi à les transformer en espaces industrialisés. Il n’a pas fallu plus de quelques-uns de ces points d’observation pour unifier tout un paysage agraire — pour éradiquer, par la menace stratégique, les différences économiques et culturelles complexes qui existaient entre Bédouins arabes, agriculteurs et population urbaine. Homa Oumigdal a représenté le fer de lance de l’industrialisation, non seulement à cause de ses caractéristiques logistiques et technologiques, mais aussi parce qu’elle a transformé tout l’environnement en un objet placé sous une étroite surveillance industrielle et instrumentale. Cette position avantageuse était accompagnée de ses propres technologies — la tour, les jumelles et le projecteur — et organisée comme un projet méthodique, qui devait être géré et protégé. Au-delà des implications militaires de cet emplacement — “Je vois, donc je tue”, a écrit Virilio (8) — l’instrumentalisation même du territoire par le regard charge le paysage de scénarios et de complots, de menaces et de dangers, insuffle aux lieux et aux objets des capacités tactiques, les installe dans une stratégie et les fusionne en un seul et même espace “politique (9)”. Elle transforme le paysage en champ de bataille, en théâtre de conflit, en frontière — bref, elle en fait une ville.
Homa Oumigdal donne l’illusion de “travaux en cours”, d’un chantier permanent, d’une chaîne de fabrication. Son hyperactivisme dans la transformation et dans la construction était en contraste absolu avec la passivité de la terre. La terre d’Israël était perçue comme vierge, une terre à prendre, une table rase, une matière première en attente de sculpteur. Cette perception a survécu dans l’État d’Israël, qui est devenu un lieu de mouvement perpétuel du temporaire au permanent et du permanent au temporaire, un lieu dont l’essence même n’était pas la permanence, mais le mouvement et le changement. Si un jour les réfugiés palestiniens obtiennent le “droit au retour”, il est très peu probable qu’ils retrouvent le chemin de leur village — s’il existe encore. À l’inverse de l’illusion de permanence qu’offrent habituellement les paysages ruraux et urbains, et à l’opposé de l’impression statique laissée par les schémas traditionnels de peuplement, le nouveau schéma de peuplement israélien a toujours été perçu comme un processus dynamique, centré sur son pouvoir de transformation plus que sur l’ambition de devenir une réalité permanente. L’inspiration du sionisme moderne s’est nourrie des initiatives coloniales et industrielles du XIXe siècle. Comparée à la vision qu’eut Herzl d’un “canal des mers” — la construction d’un canal artificiel pour remplacer et un jour permettre la fermeture du canal de Suez —Homa
Oumigdal n’était qu’une humble action d’industrialisation de l’environnement, en attendant les opérations à grande échelle qui devaient suivre. L’État d’Israël s’est lancé dans d’énormes transformations géographiques : on a asséché des mers, bâti des routes, déployé un réseau d’infrastructure, creusé des ports, planté des forêts, fait fleurir des déserts, créé des villes et des villages. En Israël, chaque regard porté sur le paysage est comme une image fixe, unique, d’un film documentaire continu. Chaque photographie n’est qu’une image prise au hasard dans une saga sans fin. De la même manière, tout objet bâti est perçu en fonction de son contexte, et toujours comme une simple coordonnée sur le long chemin de la construction ou de l’anéantissement.

L’effort de peuplement impliquait un éventail de tâches, à caractère militaire et tactique pour certaines, civil et stratégique pour d’autres. Ce dualisme s’est exprimé dans des slogans comme “D’une main la
charrue, de l’autre l’épée”. En dépit de l’utilisation fréquente de moyens militaires, le maintien d’apparences civiles a toujours été, et demeure à ce jour, l’un des principaux objectifs stratégiques de l’Entreprise sioniste. C’est pourquoi Homa Oumigdal et les dispositifs de peuplement ultérieurs ont maintenu le doute quant au statut de l’endroit et des résidents eux-mêmes. Dans toutes les initiatives de peuplement à visée politique du pays, qu’elles aient ou non le soutien de l’establishment, on trouve un mélange paradoxal de civil et de militaire— ce sont des opérations militaires déguisées en opérations civiles, qui recrutent des civils, sous le patronage de l’armée.

“Civilianisation”, ainsi désigne-t-on la transformation du soldat en pionnier — un pionnier capable au besoin, et à tout moment, de reprendre son uniforme pour redevenir soldat — et la transformation du camp en foyer est aussi la description de la transformation de l’avant-poste militaire en colonie permanente. C’est pourquoi la préservation des apparences de la normalité, d’une vie civile ordinaire, a toujours dû s’appuyer sur des opérations militaires et tactiques qui, à long terme, requièrent bien plus de fonds que l’action de s’implanter en elle-même : en Israël, l’ordinaire est une arme stratégique.

Le temps passant, les nouvelles implantations furent créées avec des moyens plus sophistiqués, mais les deux fonctions principales de Homa Oumigda — fortification et observation — restèrent, et se répétèrent à toutes les échelles. Ce furent elles qui dictèrent l’installation des colonies au sommet des montagnes et des collines ; elles aussi qui convertirent l’ensemble du paysage en un réseau de points, comme une couche indépendante suspendue au-dessus du paysage existant, transformant le pays en le divisant, non selon des frontières géographiques naturelles, mais selon des coupes “dromologiques (10)”, c’est-à-dire en fonction des temps de transport et des réseaux d’infrastructure. C’est ainsi que, dans les territoires occupés, on trouve aujourd’hui deux pays superposés : sur le dessus, “la Judée-Samarie”, pays de colonies et d’avant-postes militaires, avec leurs routes de contournement et leurs tunnels ; et en dessous, “la Palestine”, pays de villes et de villages, de routes de terre battue et de sentiers. Finalement, l’essence de Homa Oumigdal aura eu une influence cruciale sur la façon dont les Israéliens perçoivent l’espace dans lequel ils vivent, qui conditionne à son tour leurs valeurs mêmes : l’observateur contre l’observé, un ghetto cartésien contre une périphérie chaotique, une culture menacée contre des “fabricants de désert” (selon les termes de Ben Gourion), la ville contre le désert, le passé et l’avenir contre le présent, les Juifs contre les Arabes.

Homa Oumigdal a lancé une tradition originale de chevaux de Troie, de machines d’infiltration et d’autres types d’objets locaux temporaires, politiques et hyperactifs : la tente pour l’avant-poste et le mobile-home pour la colonie. Ces objets ordinaires sont ostentatoires, non par leur apparence mais à cause de l’évidence de leur potentiel de mobilité, d’expansion et de transformation ; parce qu’ils menacent de transformer le temporaire en ordinaire, l’ordinaire en permanent et le permanent en éternel ; parce qu’ils rappellent toutes ces possibilités dans le paysage, pour transformer la terre elle-même en arène de lutte et de pouvoir.

Shlomo Gur ne voyait dans son invention qu’une réponse prosaïque aux problèmes des nouvelles colonies : il affirma toujours être indifférent à leur efficacité visuelle. Le type d’interprétation qui est ici proposé serait totalement étranger non seulement à la perception axiomatique qu’il avait de son système, mais aussi à son tempérament d’“homme d’action”. Mais Gur était toujours accompagné du photographe Zoltan Kluger quand il visitait les nouvelles implantations de
type Homa Oumigdal. Il est difficile de fermer les yeux sur le fait que les colonies de Ein Gev et de Massada/Shaar Hagolan ont fourni le sujet et le site de tournage du premier film hébreu jamais tourné en Technicolor en Israël, “Spring
at
Galilee“ (“Le printemps en Galilée”), d’Efraim Lisch (13 minutes, 1939), et que le premier opéra en hébreu, “Dan le gardien”, célébrait la colonie de Hanita. Tiré de la pièce de Sh. Shalom, Shootings
at the Kibbutz (“Des coups
de feu dans le kibboutz”) (1936), il fut adapté en 1939 par le compositeur Marc Lavry et un nouvel immigrant, l’écrivain Max Brod (!). Cet opéra fut joué à Tel Aviv trente-trois soirs de 1945. En tout cas, il est difficile de ne pas tenir compte du simple fait que même sans la documentation photographique de Kluger, l’apparition des colonies constituait en soi un événement spectaculaire, une création ex nihilo, un spectacle lumineux (11) — avec ses signaux nocturnes et diurnes, et parfois même la trajectoire des balles traçantes et l’écho des explosions.

Pourtant, comme c’est habituellement le cas pour l’architecture israélienne, l’objet réel est beaucoup plus puissant que n’importe quelle image ou métaphore. Le véritable caractère spectaculaire de la Homa Oumigdal ne résidait pas dans son apparence mais dans ce qu’elle était, et ce qu’elle accomplit. Au-delà du fait que son mur d’enceinte même représentait un programme, destiné à devenir “idéologie”, c’était d’abord et avant tout un mur ; un moule de bois brut de vingt centimètres d’épaisseur, rempli de gravier. Ce mur annonçait l’avenir, car qui peut remplir un moule de gravier n’hésitera pas à le remplir d’autres matériaux. Au-delà du fait que c’était un mur de protection parfaitement adapté, dont le rôle était d’empêcher l’infiltration des indésirables et de protéger des balles, c’était aussi une démonstration technologique et un tour de force logistique : c’était la promesse, la menace non explicite du béton.



Notes

1. Les récits d’implantations et les citations sont tirés d’une conversation entre Shlomo Gur et Ariella Azoulay, dont les points principaux ont été dévoilés dans l’ouvrage de cette dernière, How does it look to you?, Tel Aviv, Babel, 2000, pp. 27-35; 10 Years, une plaquette de Tel Amal, 1946, p. 30 ; Yehezkel Frenkel, “How we arrived at Homa Umigdal” in 40 Years of Homa Umigdal, une plaquette de Tel Amal, p. 21 ;
“Shlomo Gur, the man behind Homa Umigdal” (un monologue enregistré par Ze’ev Aner dans The Days of Homa Umigdal, sous la direction de Mordechai Naor, Idan Series, Yad Ben-Zvi Press, Jérusalem 1986, pp. 47-50.
2. Shlomo Gur (Gerzovsky) (1913-2000), membre fondateur du kibboutz Tel Amal, devint une sorte de “chef de projet” national, suite à son succès en tant qu’inventeur de Homa
Oumigdal. Avant l’instauration de l’État d’Israël, il fut chargé de l’élaboration de la défense de nombreuses implantations, dont celles de la vieille ville de Jérusalem. Après la naissance de l’État d’Israël, on lui confia les premiers grands projets du pays : l’Université hébraïque, la Bibliothèque nationale et le bâtiment de la Knesset à Jérusalem.
3. Yohanan Ratner (1891-1965), architecte diplômé et ancien officier de l’armée Rouge, fut architecte en chef et urbaniste chargé des projets stratégiques de la Haganah, précurseur préétatique des Forces de défense israéliennes (FDI). Il servit ultérieurement comme général dans les
FDI. Membre du commandement pendant la guerre d’Indépendance, Ratner fut le seul général à recevoir l’autorisation de Ben Gourion de conserver son nom de famille non hébreu. Il devint ensuite doyen de la faculté d’architecture au Technion de Haïfa. En tant que
professeur et doyen, Ratner avait l’image d’un réactionnaire et passait pour l’un des plus ardents opposants à l’architecture moderniste.
4. Bien que les terres qui entouraient le kibboutz Beit Alpha aient été achetées à Beyrouth par l’ATI à leurs propriétaires arabes, elles étaient utilisées l’hiver comme pâturages par les Bédouins et il était impossible de s’y installer.
5. Altneuland fut publié en 1902. Dans ce roman futuriste inspiré par ceux de Jules Verne, Theodor Herzl suit les aventures d’un jeune intellectuel juif viennois, le Dr FriedrichLowenberg, qui rencontre un mystérieux personnage du nom de Kingscourt. Lowenberg et son compagnon décident de se dissocier du mode de vie décadent de la vieille Europe et de s’installer sur une île déserte du Pacifique. En chemin, ils traversent la terre d’Israël, la trouvant dans un état qui ressemble aux souvenirs de Herzl lui-même, qui datent de sa visite historique en Palestine de 1898. Au bout de dix années passées sur leur île, Lowenberg et Kingscourt décident de reprendre leurs pérégrinations. Ils retrouvent la terre d’Isarël et découvrent Altneuland — la vieille-nouvelle terre, qui a été bâtie et peuplée selon le programme détaillé par Herzl dans son livre L’État juif. La première traduction de Altneuland, éditée par Nachum Sokolov, a été publiée en 1904 sous le titre biblique de Tel Aviv, emprunté au livre d’Ézéchiel. C’est peut-être ce qui a fait de Tel Aviv, fondée cinq ans plus tard, en 1909, la première ville du monde à tenir son nom d’un livre.
6. Voir le célèbre texte de Roland Barthes, La Tour Eiffel, et l’ouvrage de Michel Foucault, Surveiller et punir, pour plus de précisions sur la façon dont l’observation du haut d’une tour “intellectualise” le paysage. Ariella Azoulay relie cette vision depuis une hauteur à un autre des travaux de Shlomo Gur : en 1937, Gur prit une série de photographies des toits de la vieille ville de Jérusalem, pour préparer la défense du quartier juif. Ariella Azoulay, qui donne une description détaillée de ces clichés dans l’introduction de l’ouvrage où sont publiées ses conversations avec Shlomo Gur, les a interprétées comme un exemple de “l’oeil officiel de l’État d’Israël” (Ariella Azoulay, How does it look to you?, op. cit., p. 28). On devrait aussi rappeler, dans ce contexte, le slogan mythique inventé par un soldat épuisé de l’Armée israélienne, après l’assaut réussi sur le mont Hermon, en 1973, qui l’appela “les yeux de l’État”.
7. Henri Lefebvre, “Espace et politique”, in Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, éditions Anthropos, 1968, p. 207.
8. Dans ce contexte, on ne peut ignorer le travail de mon professeur, Paul Virilio, tout spécialement son ouvrage Guerre et cinéma, Londres et New York, Verso, 1999.
9. C’est un exemple concret de l’affirmation de Lefebvre selon laquelle “un paysage qui a été instrumentalisé devient un paysage politique” (Henri Lefebvre, “Espace et politique”, op. cit., pp. 277-278).
10. Un néologisme de Virilio.
11. Voir par exemple l’explication de Virilio sur le lien existant entre les projecteurs des batteries antiaériennes de la Seconde Guerre mondiale et l’emblème de la 20th Century Fox, de même que d’autres réalisations spectaculaires, telle la cathédrale de lumière d’Albert Speer à Nuremberg.