mardi 6 décembre 2011
Paparazzi architectural: Villa Sarabhai, Ahmedabadh (2008)
L’employé au Mills Owner House m'a vaguement donné l'emplacement de la villa sur une carte, ainsi que l'adresse et un numéro de téléphone. J'ai immédiatement appelé depuis son bureau. La personne à l'autre bout du fil m'a expliqué calmement que le titulaire était en dehors de la ville pour le week-end et que si j'étais intéressé à visiter la maison, je devrais traîner à Ahmedabadh pendant quelques semaines en attendant qu'il y ait suffisamment de personnes afin d'organiser une visite de groupe dans la villa. J'étais très déçu. Nous avions prévu de quitter la ville le lendemain soir pour une réunion à Mumbai et la Villa Sarabhai était le dernier objectif de ma "chasse à Corbu” en Inde.
Le lendemain matin, je décidai d'y aller quand même et au moins d'essayer d'avoir de bonnes photos de l'extérieur. Comme nous avions déjà été expulsés par les servants de la Villa Shodan, je ne m'attendais pas à grand-chose. Nous avons pris un auto-riksho et dit au chauffeur de nous emmener à la partie orientale de la rivière Sabarmati, pas très loin du musée du textile de Calico. Après quelques recherches, nous nous sommes retrouvés face à une porte. C'était une vaste enceinte réservée aux membres de la famille Sarabhai, l'une des éminentes et riches familles d’Ahmedabadh (ils sont aussi propriétaires du musée Calico). Dans un premier temps, le garde suppose que nous étions attendus, alors il nous a laissé entrer avec l’auto-riksho. Nous nous sommes promenés pendant environ une demi-heure, entre des palais extravagants et de vastes jardins, au milieu d'une belle, vieille forêt, mais nous n'avons pas pu trouver la villa. Nous sommes revenus vers la garde à la porte d'entrée pour essayer d'obtenir quelques informations supplémentaires. À ce moment là, le garde venait de comprendre que nous n'étions pas invités. Il nous a demandé de nous déplacer de l'autre côté de la porte et a commencé à passer quelques appels.
Après un moment, un serviteur est arrivé. Une négociation a été engagée. Je n'ai pas été très difficile. Bien que je savais que 500 roupies pourrait être l’équivalent d’une semaine de salaire pour un Indien, je me suis dit que c'était beaucoup moins cher qu'un billet pour un musée en occident, et dans un sens, la Villa Sarabhai pourrait être considéré comme un musée.
J'ai donné l'argent au servant et le suivit. Il m'a guidé vers la Villa et m'a fait visiter. J'ai n’ai été autorisé à visiter que les espaces d'accueil et les toits et on m'a demandé de ne prendre des photos que de l'extérieur.
Le guide était en effet nécessaire. Caché dans la verdure, la villa est probablement le bâtiment le plus discret du Sarabhai. Il s'agit d'une construction très simple en béton et en brique rouge, formé d’une salle de réception ouverte sur un étage ainsi que deux étages d’ailes privées, avec des chambres supplémentaires sur les toits.
La Villa Sarabhai ressemble beaucoup à un projet de Le Corbusier des années cinquante, Maisons Jaúl à Neuilly, où l'espace est composé d'un système structurel faite par une série de voûtes qui soutiennent le toit terrasse. Le Corbusier a probablement développé cette idée à ses début en 1919 avec Maisons Monol, un projet qu'il avait présenté dans son premier livre "Vers Une Architecture". Dans le projet Monol les voûtes ont été réalisées avec des panneaux en tôle ondulée, à Jaúl et Sarabhai ils étaient couverts de briques. Sans aucun doute, le point le plus frappant à propos de cette villa est que tous les espaces d'accueil n'avaient pas de portes. La seule chose qui séparait ‘intérieur et l'extérieur étaient des stores en bambou qui permettaient à la brise de passer à travers la maison et de contrôler la lumière du soleil. Ce dernier point est d’autant plus frappant que tous les murs étaient couverts par l'une des plus impressionnante collection d'art que j'avais jamais vue (Chagall, Lichtenstein, Le Corbusier), et tout le long étaient dispersés nonchalamment des objets précieux et personnels, ainsi que de beaux meubles indiens modernes.
Le toit terrasse n'était pas moins spectaculaire. Le long de l'escalier, Le Corbusier avait placé une étendue de verdure orientée vers la piscine. Toute de verdure, avec des passages vers les différentes parties du bâtiment créant une interminable “Promenade architecturale” en faisant disparaître l'immeuble dans la verdure et en l’intégrant dans le paysage.
J’ai demandé à mon guide de m'emmener voir la cuisine. C'était un espace en forme de banane, dans la cour arrière et séparée du bâtiment principal. Il n'y avait pas de portes. Il y faisait sombre et on s’y sentait à l’étroit et à la différence des autres parties de la villa, ça ne semblait pas propre du tout. Près d’un poêle incurvé se tenait à genoux un autre serviteur qui faisait cuire des pains chapatti.
Face à la cuisine, j'ai découvert le logement du personnel. Il avait le même espace que les autres parties de la maison, mais sans briques. Seulement du béton.
En partant, je ne pouvais pas éviter de penser à la visite de Georges Perec dans une villa de Frank Lloyd Wright à Lansing, Michigan, décrit dans le chapitre des “Portes” dans son livre “Espèces ’Espaces”, que j'avais publié en hébreu il y a presque dix ans. Cette villa n’avait pas non plus de portes, et elle fusionnait parfaitement dans son environnement de verdure. Mais la fin de cette anecdote, dit Perec, est morale et prévisible: la villa F.L. Wright était situé avec dix villas similaires au milieu d'un énorme club de golf privé. L’ensemble était clôturé. Les gardes (armés de fusils à pompe, imaginait Perec) contrôlait la seule porte d'entrée. Aussi, je n’ai pas pu éviter de repenser aux mots de Le Corbusier dans un autre livre que j'avais publié, "Vers une architecture”. Après avoir donné une description enthousiaste de toutes les vertus de son révolutionnaire projet de la maison "Citrohan", nous a promis dans cette maison, "les domestiques sont soignés avec du respect".
Note:
Deux ans après, je me retrouvais de nouveau à Ahmedabad. En parlant avec un collègue architecte il m’a fait savoir qu’à la villa Sarabhai il est d’usage de payer les domestiques 500 roupies pour la visite. Peut-être, avais-je forcé une porte qui était grande ouverte, ou non.
Le contrat de Fauzi (2002)
Le dimanche après la tempête du samedi de Yom Kippour, début d'Octobre 2000, le mois des émeutes d’Al-Aqsa, ma femme, mon fils et moi avons emménagé dans une maison que j'avais construite pour nous dans le quartier de Shapira. Malgré le fait que sur le plan architectural, la maison avait de toute façon prévue d’être “inachevée”, elle était encore très loin d'être effectivement en cours de finition. La personne qui devait finir la maison était Fauzi, qui devait arriver avec Jamil, Izaat et Yussuf, tous de Khan Yunis. Jeudi, l'armée avait fermé les passages frontaliers de la Bande de Gaza et les travailleurs ont commencé le week-end sans recevoir leur salaire hebdomadaire. Le vendredi matin, Fauzi a appelé en disant qu'il espérait que tout serait fini dans un jour ou deux. Lorsque je l'ai appelé, dimanche, il m'a dit qu'il y avait eu des explosions toute la nuit et que les enfants étaient hystériques. Je lui ai dit de ne pas s'inquiéter au sujet du travail. Il était à lui. D’ici là, la chose la plus importante était de s'occuper de ses enfants. Nous avions convenu que je lui transférerais l'argent par virement bancaire. Ce fut la pire solution possible parce que l'Autorité palestinienne a prélevé 40% de chaque transfert, et de plus, une guerre avait commencé et personne ne savait si la banque israélienne serait en mesure de transférer l'argent.
Après nous être séparés des porteurs, j'ai sorti le chien se promener. J'ai rencontré Yaacov Giladi; j'ai ouvert la porte et il en a profité pour se glisser à l'intérieur afin d'apercevoir le nouveau voisin. En raison de son âge avancé (il avait plus de quatre-vingts ans ), nous nous sommes assis. Yaacov était venu en Israël de Salonique avec ses parents au début des années trente. Ils y avaient laissé une grande famille qui ont tous péri dans l'Holocauste. Au début, ils s'étaient installés dans le quartier Hatikva, mais ils ont très vite déménagé dans le quartier Shapira, où Yaacov avait passé toute sa vie et élevé sa famille. Avant la fondation de l'État, le quartier était une île isolée au cœur d'une zone de vergers arabes. Yaacov me raconta qu’un soir d'été 1942, il se promenait dans la rue, portant son fils aîné âgé d’un an dans ses bras. En passant par un terrain vague entre les maisons, il a entendu un coup de feu qui venait du verger voisin. En reportant son regard sur son enfant, il vit l’image d’horreur d’un énorme trou dans la tête du bébé. A présent, il regardait avec stupéfaction un point imaginaire sur la clôture arrière de ma cour et me dit que c’était l’endroit précis d'où la balle qui a tué son bébé a été tirée. "Peu importe", me dit-il, “beaucoup de temps est passé depuis. Nous pouvons nous consoler avec le fait que chaque fois, nous les poussons plus loin. Il suffit de penser qu'à une époque, votre mur était la frontière entre nous et les Arabes, qu'il y avait des Arabes d'ici jusqu'à la bande de Gaza. Et aujourd'hui, voyez où nous sommes et où ils sont ". Je regardai ma clôture et essayai d'imaginer la terre qui s'étendait au loin - Salame, Yazur, Abu Kabir, Jaffa, Gaza, Khan Yunis. De là vous pouvez continuer à Gibraltar. On peut imaginer que si ma maison avait été construite en 1942, peut-être que le fils de Yaacov Giladi serait en vie aujourd'hui. Mais, en fait, nous avons acheté le terrain un peu plus de cinquante ans plus tard, en 1995, environ une semaine avant l'assassinat de Rabin. Les terres étaient vierges, une partie du verger venait de Meir Getzel Shapira, un marchand de biens juif de Boston, qui l’acheta en 1924 d'un effendi d’Abu Kabir. Contrairement aux autres projets prestigieux de Shapira, plus tard connue sous le nom "Une certaine allée" et "Une allée anonyme", ce nouveau quartier a été peuplé de juifs ayant émigré en Israël en provenance des Balkans et de la mer Noire, ainsi que de travailleurs noirs venus construire la ville blanche. Shapira réduisit le verger et transforma l’espace en une sorte de schtetl : il divisa le terrain en petites rues bordées de petites parcelles de 250 mètres carrés, sur certaines il fit construire des cabanes couvertes de papier goudronné. Notre terrain était situé à la frontière sud du quartier et a été vendu à un porteur d'eau qui y a foré un puits, construit une petite cabane et vendait de l'eau aux résidents. Lorsque la guerre d'indépendance éclata en 1948, il fuya aux États-Unis. Plus tard, le puits étant sec, la parcelle a été vendue par sa fille, et après quelques autres transactions peu fructueuses, est arrivée entre nos mains. Nous avons commencé à construire le dernier mois d’Octobre du 20ème siècle.
Depuis la guerre de 1967, l'architecture israélienne a été une combinaison de création juive et de main-d’œuvre arabe. A l'échelle des entreprises, la majeure partie de la construction en Israël est effectuée par des entrepreneurs Palestiniens et des travailleurs Palestiniens, des deux côtés de la Ligne verte. Ma maison ne fait pas exception, d'autant plus que mon intention était de la construire à la moitié du prix du coût de construction moyen, à 500 $ le mètre, y compris la TVA. En tant qu'architecte, je savais d'avance que cette maison serait construite principalement par des Palestiniens et j'étais aussi très conscient de ce que cela signifiait: les architectes l'appellent la "tolérance". Cela ne fait pas référence à la valeur de la tolérance telle qu'elle apparaît généralement dans le discours politique ou public, mais à la mesure de la tolérance de l'architecte face à la différence entre le plan initial et le résultat, ainsi qu’à la marge d'erreur qu'il est prêt à accepter de l'artisan. Ainsi, par la force des choses quand une relation telle que celle d'employé-employeur, fournisseur-client et entrepreneur-architecte est ajoutée à celle de contrôleur-contrôlé et occupant-occupé, la ”tolérance” architecturale est chargées d’implications politiques. Je vois tout cela quand je regarde ma maison, parce que je vois les empreintes de tous les gens qui l'ont construite, la plupart des Palestiniens. Quand je regarde la maison, je vois leur travail, leurs efforts et leur labeur, et parfois leurs erreurs, leurs omissions et leurs actes de sabotage. La maison ayant de nombreuses pièces en béton et étant proprement construite, il ne fait aucun doute que la touche de Haider, l'entrepreneur, y est présente. Haider est un israélo-palestinien, professionnel et intelligent du village de Zalafa du Wadi Ara. Travailler avec lui nous a conduit à une amitié complexe. Je ne peux pas écrire à son sujet. Ensuite Abed est apparu, à la tête d'un groupe de plâtriers du village de Habla près de Kalkilya. Je l'ai choisi parce qu’en principe, nous nous étions fixés la règle “de choisir l'offre la moins chère" (parce que même un travail mal fait est mieux que rien), et l'offre d’Abed a été scandaleusement bon marché. Les travaux ont commencé du pied droit. Abed était un homme avec un œil non voyant, mais absolument fascinant. Il rêvait de construire une salle de mariage dans son village avec l'argent qu'il avait économisé de son travail pour les Juifs. Lorsque nous avons signé l'accord entre nous, je lui ai fièrement offert une copie de “Un lit d'étranger", un recueil de poésie de Mahmoud Darwich dans la traduction hébraïque de Mahmoud Hamza Rnaim, que ma femme avait publié à la même période. Abed ne connaissait pas l’œuvre du poète national palestinien (et donc la traduction en hébreu ne voulait pas dire grand chose pour lui), et à partir de là, ses autres défauts ont également commencé à se révéler. Il était capable de quitter ses ouvriers sur les divers chantiers dans toute la région de Tel Aviv et de voyager de l’un à l’autre en transports publics. Il n'était jamais là lorsque c’était nécessaire et ses ouvriers travaillaient terriblement mal : ils ont oublié de faire des trous d'évacuation et les lignes étaient toujours de travers. "On dirait, à cause du soleil", insistait-il. "On dirait que parce que tu ne le vois qu’avec un œil", je lui répliquais en me moquant de lui. Un de ses travailleurs, un barbu roux qui priait pendant des heures, a été arrêté à la maison un jour lors d’un raid surprise de la police, avec un permis de travail expiré. Par chance, au moment de son arrestation, la police a été brusquement appelée à un autre endroit. Ma relation avec Abed pris fin par une petite Intifada: ses ouvriers ont bloqué les drains dans la cour avec du béton et je suis resté avec NIS 1700 à payer. Quelques mois plus tard, j'ai rêvé une nuit qu’Israël était conquise par les Syriens et que le commandant de l'occupation des forces syrienne venait chez moi (gros, ressemblant à l'homme politique israélien Fouad Ben-Eliezer et le tabagisme king-size de cigarettes américaines). A côté de lui dans la jeep, j'ai vu Abed, qui me souriait avec son œil unique. Il était venu pour récupérer la dette.
Après le départ d’Abed, le groupe du camp de réfugiés de Khan Younis c’est formé: Jamil, qui faisait tout arriva le premier; après lui vint Yussuf, son frère aîné, qui a effectué les travaux les plus difficiles avec les cisailles et le marteau pneumatique, ce fut ensuite au tour d’Izaat d’arriver, il ressemblait à un poète et avait les tâches les plus simples, jeter les ordures, l'eau et la peinture, et enfin Fauzi est arrivé, il était responsable des finitions méticuleuses et des réparations artistiques. Fauzi fut le leader du groupe, non pas parce qu'il était le plus fort, mais parce qu'il était le plus gentil. En fait, il n'était pas patron, c’était une sorte de porte-parole, d'ambassadeur. Nous sommes immédiatement devenus amis.
Après que les travailleurs d’Abed ont bloqué mes drains, j'ai été obligé d'effectuer de nouveaux forages, dans des conditions de travail très difficiles. En fin de compte, j'ai réussi à trouver Oren, qui était le seul disponible avec un équipement approprié. Pendant le forage, nous nous sommes heurtés à un morceau de béton. J'ai appelé Yussuf. Yussuf a travaillé une heure avec le marteau pneumatique coincé dans le trou, avec la tête en bas et les jambes en haut, tandis que trois Juifs se tenaient au-dessus de lui - Oren l'homme du forage, Lior le plombier qui s'est porté volontaire pour donner des conseils, et moi-même. Bien que Yussuf ait été dans le trou, usant de toutes ses forces pour briser le morceau de béton, il aurait pu entendre Lior et Oren qui blaguaient de sa stupidité qui, selon eux, était ancrée dans le caractère de tous les Arabes. J'ai poliment objecté et je l’ai regretté. "Vous les Juifs ashkénazes vous ne comprenez rien", a déclaré Oren, un très beau yéménite. Je ne m'attendais pas une position plus conciliante de la part de Lior : son père, qui a également travaillé sur le site, m'a dit que dans sa jeunesse à Tripoli, en Libye, il avait vu le cadavre de son grand-père accroché sur une broche à la tête d'un défilé après un pogrom. "Même vos Chinois comprennent déjà mieux que vous», dit-il, et il demanda à Yu et Chin, les deux poseurs de céramique venus de l'académie de Pékin pour le collage de la céramique (ils avaient réussi à l'habituer à un mauvais hébreu et vivaient dans une masure arabe désertée à Abu Kabir ou comme ils l'appelaient : "Aku Babir"). Hochant la tête ils me surprirent avec leur récitation en hébreu basique: “Les Arabes stupides". Ils ont ri et ont donné une tape amicale à Jamil qui revenait de l'épicerie, Jamil, de son côté, se mit à rire aussi. Chaque fois qu'il voyait Yu, Chin, ou tout autre Chinois, il riait, mais seulement de leur apparence.
Un mois plus tard, en Juillet, un peu avant la réunion de Camp David entre Yasser Arafat et Ehud Barak, Jamil est venu travailler avec un œil au beurre noir. Quand je suis rentré, j'ai dit à ma femme que je soupçonnais le fait que nous allions avoir des problèmes. Jamil avait l'habitude de me parler de sa vie privée et de ses problèmes dans son mariage. Il n'arrêtait pas de me dire qu'il allait divorcer de sa femme, mais je ne l'ai jamais pris au sérieux. Je n'étais pas non plus complètement convaincu quand il me décrivait ses problèmes conjugaux, et je l’attribuais plutôt au fait qu'il était tout simplement follement excité et avait cessé d'être attiré par sa femme. Dans tous les cas, un jour, dans un moment de colère, et après onze ans de mariage et neuf enfants, Jamil dit à sa femme «perds toi» trois fois. Il a eu l'œil au beurre noir de ses frères, qui, naturellement ont refusé "son retour à sa mère". Jamil ne leur a pas laissé beaucoup le choix. Il les a informés que, quoi qu’il arrive, il partait et allait prendre une nouvelle épouse en Egypte. En fin de compte, la question a été réglée avec le retour de la dot: 3.000 $ et la femme fut forcée de quitter la maison. Les enfants sont restés avec lui. J'étais surpris. Jamil avais trois ans de moins que moi. Même s'il n'était pas l'un des principaux bénéficiaires du progrès (c'est un euphémisme), il était toujours au courant de son existence. Il avait une télévision. Comment pourrait-il vivre avec ces normes obscures ? En marchant parmi les travailleurs sur le site, je leur demandais à chacun d’eux leur opinion, et il est très rapidement devenu clair, à ma grande surprise, que je travaillais avec une bande de polygames. Même le délicat Izaat (dont j'étais sûr que s’il avait grandi à Paris et non dans un camp de réfugiés dans la bande de Gaza, serait devenu poète ou artiste et non un travailleur de la construction), même lui avait deux épouses qui l’attendaient à Khan Younis.
Fauzi était le seul marié à une seule femme, même si personne n'avait l'ombre d'un doute que ce type formidable pourrait réussir à rendre heureuses encore une centaine de femmes.
Un peu plus de deux semaines après Yom Kippour, Fauzi appelait de nouveau. L'argent avait été transféré comme il faut, et ce qu'il en restait après la commission de l'Autorité palestinienne avait été réparti entre les travailleurs. Mais en attendant, Fauzi m’a dit que son toit avait été endommagé par un obus. Par miracle il n’y avait personne dans la maison, mais tout son salaire était allé dans les réparations et il n'avait donc plus d'argent, même pour la farine. Il m'a demandé si le travail était encore le sien. Dans un élan humanitaire, je lui ai dit que le travail était à lui. Nous nous sommes mis d’accord sur un nouveau contrat par téléphone et je lui ai envoyé une avance. Quelques semaines plus tard, son téléphone cellulaire a été coupé. Un an et demi est passé depuis, peut-être un peu plus. Nous avons fait quelques-uns des travaux nous-mêmes, ma femme et moi, et j’ai abandonné certains d'entre eux. Fauzi me doit encore quelques semaines de travail. Le travail l’attend toujours.
Notes
1. Ce texte a été publié par : Zvi Efrat (éditeur), “Le trouble de personnalité borderline”, le catalogue de présentation d'Israël à la Biennale d'architecture de Venise, 2002
2. La photo avec le tigre (la maison à l'arrière, dans le centre de la photo, à côté du palmier) a été prise par Gila Kaplan et a été reproduite sur la couverture du catalogue de "Darom" (Sud), une série de fiction en Hébreu éditée par Haim Pesah pour Babel. Les autres photos ont été prises par Orna Marton et moi-même.
3. Après la publication de ce texte, en 2003 ou 2004, Fauzi réussi à passer le checkpoint et a travaillé pendant deux jours de plus. Je ne lui ai rien dit sur le texte, ni à Haider, qui m'a rendu visite quelques mois plus tard. J'ai parlé quelques fois avec Fauzi au téléphone. Il m'a dit que sa fille avait un problème médical grave. Je lui ai transféré encore une avance. Avec le temps, ses moyens de communiquer se sont progressivement détériorés (et mes moyens de paiement aussi). Puis, en 2005, 2006, son téléphone a été coupé. Je n'ai plus entendu parler de lui depuis.
Nouvelle économie
On venait juste de commencer à respirer l’air libre enfin, après plus d’un an de travaux en sous-sol. La belle structure métallique commençait à s’ériger vers le ciel, et on savait qu’il fallait faire vite pour pouvoir terminer le bâtiment avant la récession qui s’annonçait, et pour pouvoir le vendre ou le louer à une banque quelconque.
Alex m’a fait savoir que pendant le week-end tous les ouvriers étaient partis, avaient décampés, disparus. Il y en avait presque une centaine, tous venus de la Roumanie.
Il n’avait pas besoin d’expliquer, c’était, et ça l’est encore, un fait assez commun. Les journaux publiaient régulièrement des histoires sordides sur les conditions de vie des travailleurs étrangers en Israël : les Juifs ne travaillaient plus dans la construction depuis la guerre de 1967 ; le début des attaques suicides au milieu des années 90 et la répétition des blocus et des couvre-feux dans les territoires occupés, allaient mettre fin à la participation des Palestiniens dans la construction de l’état Hébreu. Le marché du travail commençait à dépendre de plus en plus de l’importation de main-d’œuvre étrangère. C’était, comme on disait à l’époque, le processus de paix, la globalisation, le nouveau Moyen-Orient, la nouvelle économie. Et avec les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, le trafic des travailleurs étrangers était devenu une des activités les plus payantes de cette nouvelle économie, alimentant non seulement le bâtiment et le transport aérien mais aussi maints secteurs intermédiaires. Triés par sexe et profession, groupés par pays d’origine, séparés de leurs familles, logés dans des baraquements mal isolés aux bords des autoroutes, enchaînés par des contrats à sens unique, privés de leurs passeports et pièces d’identités, et assez souvent mal traités, mal payés ou même pas payés du tout, ces travailleurs, désignés plus tard par l’euphémisme «immigrés de travail» se situaient au plus bas du nouveau système de classe que l’on était en train de construire.
Je contemplais le chantier désert. Ces gens-là, ils étaient le moyen de production de cette architecture, de mon architecture. Je n’avais aucun doute qu’ils avaient été mal traités, qu’on l’avait sûrement mérité, que c’était bien fait pour nous, d’avoir nos ouvriers dispersés dans la nature.
« C’est bien fait pour vous ! » j’ai dit à Yoni, le jeune dynamique project manager qui venait de sortir de son nouveau quatre-quatre, son portable collé à l’oreille.
« T’en fais pas, » il m’a répondu allégrement après avoir terminé sa conversation, « C’est couvert par l’assurance, et de tout façon ils sont nuls, ces Roumains. Je t’ai envoyé cent cinquante Chinois. Le Jumbo vient de décoller de Pékin.»
Le Vitrier
Titré originalement Hashalom Towers (les Tours de la Paix), le schéma original du projet composé de trois tours, une triangulaire, une ronde et une carrée, surplombées d’un shopping-mall surélevé en forme de lettre Y, fut dessiné par Eli Atiya, un architecte d’origine Israélienne basé en Amérique. Le projet avait été choisi à la suite d’une consultation de type conception/construction dans laquelle l’architecte s’est vu associé à un des promoteurs les plus ambitieux d’Israël, David Azrieli.
Azrieli est né en Pologne en 1922. Après avoir perdu sa famille pendant la Deuxième Guerre Mondiale, il s’est échappé en Palestine. Il a commencé des études d’architecture au Technion de Haïfa, mais les a interrompues en 1948 pour participer à la Guerre d’Indépendence. En 1954 il a émigré à Montréal pour y devenir le roi du shopping-mall. À la fin des années 80, Azrieli est retourné en Israël et a construit le premier shopping-mall du pays, dans la zone industrielle de Ramat Gan, à côté de Tel Aviv. Puis, il a renoué avec Avraham Yasky, son cadet de deux ans, qui avait fait ses études d’architecture avec lui au Technion, et qui avait lui aussi interrompu ses études pendant la guerre, et les avait reprises après la guerre pour devenir, à partir des années cinquante, un des géants de l’architecture Israélienne. Ensemble, ils ont construit un deuxième shopping-mall à Netanya, un troisième à Jérusalem et un quatrième à Beer-Sheva.
Les Tours de la Paix, le premier projet de grand prestige de David Azrieli, devaient devenir non seulement sa figure de proue mais aussi marquer son retour à l’architecture, corriger en quelque sorte l’erreur causé par l’Histoire : Azrieli voulait à tout prix être reconnu comme un des architectes du projet. Atiya, pour sa part, s’opposait farouchement à cette idée et ne manquait pas de rappeler que David Azrieli n’avait même pas de diplôme. La dispute est arrivée au tribunal et s’est soldée par un compromis : tout en gardant son crédit en tant qu’architecte du projet, Atiya fut remercié et remplacé par Avraham Yasky ; Azrieli a reçu un crédit en tant que « architecte associé pour le design du shopping-mall et du parking » ; une commission technique spéciale a été formée pour le suivi du projet et pour préserver le design original de Eli Atiya. Plus tard, après l’assassinat de Yitzhak Rabin et le déclin du « processus de paix », Azrieli a changé le nom du projet et le baptisa « Azrieli Towers ».
En effet, Azrieli s’était occupé du design jusqu’au dernier détail. Une pile de télécopies m’attendait chaque matin : Azrieli était à Montréal et travaillait pendant la nuit sur les plans que je lui envoyais. Au bout de quelques semaines je commençais à m’intéresser à d’autres occupations.
C’est à ce moment que j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de Yasky. Un soir il a organisé un débat à l’agence autour des projets récents de l’agence à Tel Aviv, essentiellement des tours de bureaux en centre ville. J’ai critiqué la tendance un peu trop « architecturiste » des projets, et l’interprétation un peu trop simpliste et cheap des idées à la mode. Visiblement, il a été profondément vexé. Quelques jours plus tard il m’a invité à son bureau et à ma surprise m’a offert un projet. C’était une petite tour de bureaux au bord du quartier de Neve Shaanan au sud de Tel Aviv. Il m’a donné une esquisse avec un contour bizarre. L’auteur de cette forme, il a expliqué, était le conseiller juridique de la commission régionale. Il ne faut pas que tu bouges cette forme d’un millimètre, mais tout le reste est à faire, et toi, désormais, tu seras l’homme à tout faire dans ce projet. J’ai accepté son offre volontairement et lui ai dit que j’aimerais que l’on fasse cette fois un bâtiment simple, clair et sobre, comme ses vieux projets des années cinquante et soixante. Il était tout à fait d’accord.
C’était le début d’une collaboration professionnelle très étroite qui a durée plus de quatre ans, et le commencement d’une saga qui dura une dizaine d’année de
plus, jusqu'à la sortie de mon livre « Avraham Yasky, architecture concrète » (un volume de mille pages, une histoire de l’architecture Israélienne à travers le travail du seul architecte Israélien capable de la représenter entièrement, depuis le début des années cinquante jusqu’à nos jours).
Dès mon entrée dans ce travail, pour que je ne me mette pas des idées en tête, le nom du projet «Les tours de Sharon », d’après le nom d’une rue voisine, fut immédiatement changé par le nom du promoteur, Avraham Rubinstein, un des vétérans de la promotion immobilière en Israël. Avraham Rubinstein touchait ses quatre-vingts ans. C’était un petit homme assez gentil et très malin. Il savait que ça allait être son dernier projet et il voulait prendre toutes les décisions de son vivant (rétrospectivement, il avait raison: plus de quinze ans après sa mort, les journaux continuent de rapporter régulièrement les nouvelles des batailles qui déchirent sa famille), mais il avait aussi des nerfs d’acier et une haine antique, parfois justifiée, pour la municipalité de Tel Aviv en général et pour les services de permis de construire en particulier, « les services du mal » selon lui.
Yasky n’avait aucun problème avec ma façon un peu sauvage de travailler, au contraire. Il m’a laissé prendre des décisions extrêmes dès le départ - remplacer l’ingénieur de structure après deux semaines de travail et recruter le vieux génie Shemaya Ben Avraham, et puis changer la structure du bâtiment de béton en acier, une chose rarissime en Israël. Il me donnait son support dans toutes les querelles dans lesquelles je l’avais entrainé – avec la mairie, le client, ou le project manager – et il y en avait souvent.
Bien des années plus tard, quand je travaillais sur mon livre, Amnon Alexandroni, qui fut son associé mythique entre 1954 et 1965 (le corpus des travaux en béton brut qu’ils ont fait ensemble est un des sommets de l’architecture moderne en Israël), il a témoigné l’habilité avec laquelle Yasky avait toujours su collaborer avec des enfants terribles comme lui et moi : « C’était comme dans Le Kid, le film de Charlie Chaplin. Moi j’étais le gamin qui lance des pierres pour casser les vitres et Yasky était Charlot, qui arrive aussitôt en vitrier pour sauver la situation et réparer les dégâts.»
En effet, Yasky a fait de son pragmatisme (ses ennemis diront opportunisme) une forme de poésie. Rubinstein Towers était la première tour à Tel Aviv avec un « vrai » mur rideau qui s’ouvrait sur toute la hauteur de l’étage – la plupart des murs rideaux à l’époque n’étaient que des enveloppes réfléchissantes capotant des façades qui étaient en grande partie aveugles. Etant donné la grande surface de façade et ses vues en discontinue, je la voulais rayée, et j’ai dessiné un mur-rideau avec des rayures faites par des profils horizontaux (bull-nose clap on), à l’époque c’était une nouveauté. Rubinstein était têtu mais il n’était pas dupe. Il ne pouvait pas comprendre pourquoi il devait payer 5$ de plus par mètre carré de façade. J’ai passé tout une matinée en vain pour essayer de le convaincre en m’aidant d’une pile de monographies de Mies ou de Jean Nouvel, mais à vrai dire, je n’avais aucun argument qui puisse justifier mon dogmatisme qui n’était, en fin de compte, qu’esthétique. Au bout de trois heures j’ai craqué et je suis allé appeler le vitrier.
Yasky est entré dans la salle de réunion, s’est assis à coté de Rubinstein qui avait vraiment l’air fâché, en lui saluant chaleureusement.
« Il y a quelque chose qui ne va pas, Rubinstein ? »
«Ton architecte me fait chier. Il veut me rajouter 5$ au mètre carré. Ces rayures ne servent à rien, sauf pour les pigeons qui vont avoir un bon endroit pour se reposer et chier sur mon nouveau mur rideau. Peux-tu m’expliquer pourquoi cette façade à rayures? »
Yasky a pensé un petit moment et puis a offert à Rubinstein un de ses plus beaux sourires : « Et alors, mon cher Rubinstein, peux-tu m’expliquer pourquoi cette chemise ? »
Rubinstein a baissé sa tète et s’est regardé ; à sa grande surprise, il était vêtu d’une chemise à rayures. Il était évident qu’il n’avait même pas pris la peine de se regarder dans le miroir le matin avant de partir.
La décision fut prise immédiatement. Rubinstein est mort trois jours plus tard d’une crise cardiaque en visitant un de ses chantiers.
Adieu au Mitterrandisme
Mitterrand est arrivé au pouvoir avec un programme pour « changer la vie », et au moins dans les premières années on avait l’impression que les Français croyaient que cela soit possible. Ce programme a été traduit en grands gestes : l’abolition de la peine capitale, l’ouverture de la radio, son travail sur la création de la Communauté européenne et les accords de Maastricht, la décentralisation et l’arrêt unilatéral des essais nucléaires.
Mitterrand a également changé la vie de beaucoup d’architectes. L’état de l’architecture française de l’époque Mitterrandienne était très lié aux changements du climat présidentiel, ainsi que le processus du mûrissement et de la flétrissure du Mitterrandisme coïncidait parfaitement avec celui de l’architecture française de cette époque.
Le pouvoir de Mitterrand a été bien entendu identifié avec les « grands projets » qui commençaient à apparaître au milieu des années 80. Malgré le fait que le budget même du plus grand projet ne pourrait jamais égaler le prix d’un seul lancement de missile Arian ou de quelques Mirages, la présence de ces grands projets dans les lieux les plus symboliques de la capitale donnait une démonstration presque brutale du pouvoir accordé au président dans la cinquième république et du lien de cela à la tradition Française du « fait du Prince ». Mitterrand s’en est servi comme des figures de proue.
En tant qu’homme politique, il était très sensible aux aspects symboliques de ses actions, et apparemment conscient de la compétition qu’il menait avec l’Histoire, en intervenant volontairement dans les sites les plus symboliques, comme celui de l’axe historique de Paris, et l’ambition de le prolonger à l’infini (à l’époque on rigolait, en disant qu’il ferait le tour du monde avec l’axe historique de Paris).
Mitterrand aimait l’architecture et l’architecture était pour lui le medium avec lequel il correspondait avec l’Histoire. Il est surprenant de voir à quel point les qualités architecturales des grands projets faisaient écho à ses rhétoriques, aux mots qu’il balançait.
D’abord, il y avait la « Grandeur ». Ce concept était essentiel, c’était la base du message mitterrandien sur une certaine idée de grandeur qui est universelle car Française, donc particulièrement Française. Pour qu’un projet soit « grand », il fallait d’abord tout simplement qu’il soit grand. Ce concept est apparu chez Mitterrand plus d’une dizaine d’années avant qu’il fut théorisé par l’architecte Rem Koolhaas dans son célèbre manifeste BIGNESS des années 1990’. Un grand projet doit être vu, et par tout le monde, de là l’ordre de grandeur, car le message est universel. Par conséquence, les projets avaient toujours tendance à grandir – depuis la petite rénovation de la Grande Halle de la Villette, à la Grande Arche et au Grand Louvre jusqu’au crescendo final de la Très Grande Bibliothèque. Cette échelle universelle s’est traduite par une course vers des exploits toujours plus grandiose - le Louvre devait être le plus grand musée du monde, ainsi que la bibliothèque nationale.
Et puis, il y avait le concept de la « Transparence », un terme devenu un concept clé dans la rhétorique Mitterrandienne. Au départ, ce concept désignait le degré de transparence des mécanismes politiques, financiers et administratifs en France en essayant de montrer aux Français que leurs hommes politiques sont déterminés à combler les écarts entre la classe (là-bas ça s’appelle « classe ») politique et les citoyens. Ce concept subissait un usage qui devenait de plus en plus inflationniste au fur et à mesure que se multipliaient les affaires obscures liées à Mitterrand et à ses collègues – fausses factures, ventes d’armement, le Rainbow Warrior, les otages à Nouméa, le sang contaminé ainsi que ses relations avec Roger-Patrice Pellat ou René Bousquet (à l’époque, on ne connaisait pas encore sa photo avec Pétain). Les premiers grands projets, le ministère des Finances à Bercy et la Grande Arche parlaient encore le langage officiel des années 60 et 70 – structures lourdes, grandes masses de béton (l’architecte Paul Chemetov a dit à l’époque, à propos de son projet de Bercy : « L’état c’est costaud !») - mais les projets suivants apprenaient rapidement les vertus de la transparence, ce qui a donné une grande poussée à l’industrie du verre. Chaque projet déposait de nouveaux brevets, battait des records de transmission de lumière. Le verre est même devenu structurel, avec l’invention de Peter Rice. Les projets sont devenu plus transparents, les structures plus légères, les infrastructures plus cachées.
Un autre terme que Mitterrand avait lancé est celui de « l’Ouverture ». Il s’en est servi en plusieurs sens : le premier, c’est l’ouverture vers l’Europe ou l’Allemagne, le deuxième fut en 1988 quand il a inauguré « un gouvernement d’ouverture » avec des experts et des « gens de la société civile ». L’ouverture Mitterrandienne était aussi une vertu bien définie surtout face à ses adversaires de la droite, accusés de xénophobie. Dans la version architecturale du Mitterrandisme, l’idée d’ouverture s’exprimait avant tout par les nouveautés programmatiques des grands projets – une intention populaire et même parfois populiste, des manifestations de libre accès à tout le monde, fêtes de démocratie. Cette notion a donné naissance à des idées comme « le carrefour de la communication », « l’opéra populaire » ou « le parc urbain ». Bien entendu, sur le plan technique, la notion d’ouverture se mariait bien avec celle de la transparence, et le travail sur l’enveloppe et la façade est redevenu une des occupations favorites des architectes en France.
Les grands projets Mitterrandiens à Paris étaient aussi une source vive de conflits incessants entre l’État (Mitterrand et la gauche) et la ville (Chirac et la droite). Les grands projets étaient toujours imposés sur la ville à la suite d’une décision d’un jury de concours ou même de la décision de Mitterrand lui-même. Ils créaient leurs propres contextes et assez souvent avaient des dimensions et des impacts métropolitains. Dans ce jeu, la gauche et la droite se sont échangés les rôles : la ville et la droite exprimaient des positions d’un urbanisme plutôt mou dans le genre qui s’est établi après 68, une échelle locale, des rythmes piétons, des qualités plutôt sociales et conservatrices, plutôt inspirées par Jane Jacobs que par le Baron Haussmann.
De l’autre côté, c’est la gauche qui a soufflé un grand vent d’un individualisme presque sauvage, des carrières brillantes et des prétentions grandioses. Les projets Mitterrandiens manifestaient non seulement une position sans complexes vis-à-vis de leurs environnements historiques et géographiques mais surtout la certitude que désormais, c’était eux qui faisaient l’histoire, qui étaient l’histoire. La scène de l’architecture ressemblait de plus en plus au star système Hollywoodien et des architectes comme Jean Nouvel ou Christian de Portzamparc étaient admis à concourir dans les divers championnats du Monde de l’architecture.
L’attirance de Mitterrand à l’échelle universelle a fait que Paris est redevenue une exposition universelle, avec une nouvelle architecture de fer et de verre, des tracés monumentaux rappelant l’urbanisme autoritaire d’Haussmann et les feux d’artifice du temps des explorations et découvertes.
Mitterrand a sans doute exploité des ressources jusque là négligées par les modernismes précédents. Sa croyance au moderne peut égaler celle d’un Jules Vernes qui a été persuadé qu’un jour on marcherait sur la lune. En tant qu’homme de gauche, il n’a pas pu démontrer qu’on peut changer la vie et faire une architecture plus juste. Mais il est certainement possible de faire mieux - plus transparent, plus ouvert, plus léger, et bien entendu, plus grand. D’où la grande importance de Mitterrand pour les architectes de notre temps. Il a montré aux architectes que le modernisme c’était fini, mais que la modernité continue, et que si on veut faire de l’architecture on n’a pas à se poser des questions.
(Une version un peu plus élaborée du texte a été publié dans le magazine SHISHI en Janvier 1996, à l’occasion de la mort de François Mitterrand)
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dimanche 13 mars 2011
soupçonnez l’architecture (1991)
« Soupçonnez l’architecture ». C’était le début du texte un peu flou que j’ai rendu avec mon projet de diplôme de fin d’études en printemps 1991. A vrai dire, au départ, je me suis cru architecte. Je voulais, vraiment, sincèrement, croire en architecture, devenir architecte. Bien que ce fussent bien d’années avant que j’ai eu l’occasion de découvrir avec stupéfaction la photo de Mitterrand à l’oreille de Pétain, je commençais déjà soupçonner ses idées architecturales de grandeur, ouverture et transparence, si présentes pendant mes années d’études. De retour en Israël en 1993, la pratique architecturale chez Avraham Yasky (héro de mon deuxième livre) et un peu à mon compte, aussi bien que d’autres découvertes que j’ai fait (comme par exemple, qu’en fait, la ville blanche n’était pas vraiment blanche), mes soupçons ne sont pas apaisés, au contraire: A part de son rôle habituel d’habiller l’immobilier, en Israël l’architecture est la continuation de la guerre par d’autres moyens ; L’évidence de l’injustice qui façonne le territoire, et de la violence et la corruption de l’architecture qui l’orne m’était incontournable (et d’ailleurs, il me semble que ça devient comme ça partout ; en Israël ce n’est que plus visible). Très vite je me suis trouvé dans une position justicière, voire même parfois justiciante, ma pratique professionnelle devenue action sociale, politique et polémique s’est confinée dans un espace de plus en plus réduit - par la ligne verte (CJ), la ligne pourpre (Golan) et plein d’autres lignes rouges. Et à partir de fin 2000, quand j’ai (in)achevé en plein seconde Intifada ma maison au sud de Tel Aviv, pratiquer cette technique-même de la séparation pour le compte de ceux qui peuvent se le payer m’était devenu aussi difficile que pour un végétarien travailler à l’abattoir.
Heureusement, j’aime bien écrire, et publier. Je suis tout à fait d’accord avec Hugo: Le livre tuera l’édifice. J’aime bien faire l’archi, mais une bonne histoire peut bien valoir une belle maison, voir même changer toute une ville (du moins à Tel Aviv qui est peut-être la seule ville au monde appelé d’après un roman) sinon le monde.
